Ce vendredi 2 février, la salle Lynch du Caméo Saint-Sébastien de Nancy affichait complet pour la projection du film événement « La zone d'intérêt ». Grand Prix du dernier Festival de Cannes et nommé dans cinq catégories aux Oscars, le film réalisé par Jonathan Glazer était particulièrement attendu.
Pour lancer une année 2024 orientée sur le thème de la mémoire, Histoire d'en Parler a proposé un ciné-débat au format rôdé et permettant d'appréhender la profondeur historique de la thématique du film, grâce aux interventions et réponses pertinentes de M. Pascal Zachary, professeur agrégé d’Histoire-Géographie et formateur national pour le Mémorial de la Shoah. La soirée était organisée dans le cadre du projet scientifique, culturel et pédagogique intitulé « L'Autre, l'étranger - 1942-1962 », en partenariat étroit avec le Conseil Départemental de Meurthe-et-Moselle et la Ville de Nancy, que l'association tient à nouveau à remercier pour leur engagement.
Sans divulgâcher à l'excès, ce drame à l'ambiance pesante, adapté du roman homonyme de Martin Amis, montre le quotidien de la famille Höss, dont Rudolf, le commandant du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, tandis que les victimes de la politique génocidaire nazie n'apparaissent jamais à l'écran. Ce décalage est l'un des principaux partis pris de réalisation de cette œuvre cinématographique, en plus d'une bande sonore particulièrement soignée et rappelant constamment l'oppression et la violence subies par les populations déportées et exterminées.
À l'issue de la projection, M. Pascal Zachary a proposé quelques éléments d'explication sur le contexte historique, sur l'organisation concrète du camp et ses dramatiques conséquences humaines. Tout d'abord, il est revenu sur le titre du film, une expression (Interessengebiet en allemand) qui désigne un territoire de 40 kilomètres carrés correspondant à tout le complexe entourant le camp d'Auschwitz en Pologne annexée par l'Allemagne nazie. Dès l'invasion allemande à l'automne 1939, les populations juives et les résistants des villes d'Oświęcim et de Brzezinka endurent des politiques de répression et de déportation, qui prennent une tournure industrielle à partir de l'année 1940. La mise en service du camp de concentration dans une ancienne caserne militaire est concomitante de la création d'un vaste projet urbain de ville idéale à destination des colons germaniques, dont la villa de la famille Höss est l'exemple paradigmatique.
La vie de rêve espérée par la famille Höss laisse néanmoins entrevoir des fêlures et le réalisateur suggère que chacun des membres est rattrapé par certaines réalités qui entravent leur bonheur supposé. Ainsi, Rudolf Höss, agent modèle de l'implacable entreprise de destruction nazie, semble pris de vertige face à l'ampleur de la mise en œuvre de la « solution finale à la question juive », en particulier en Hongrie. La déportation et l'extermination systématiques des juifs de Hongrie, supervisées par Adolf Eichmann, sont organisées en quelques mois lors de l'année 1944, principale unité temporelle du film.
Suite aux premières explications de M. Pascal Zachary, une discussion s'est ouverte avec le public sur de nombreux thèmes. Une des premières interrogations porte sur la fiabilité de la méthode historique pour connaître au mieux les estimations du nombre de personnes qui ont été concernées par le camp d'Auschwitz-Birkenau, tant du côté des victimes que des bourreaux, afin de faire face au négationnisme. Certaines preuves ayant été détruites par les dignitaires nazis, l'accès à la connaissance par les archives a été rendu plus difficile ; néanmoins, il existe des registres de départ provenant des différents pays d'Europe, et certains documents ont pu être conservés même si les informations sont parfois lacunaires. Pour échapper à ces écueils, la rigueur historique convient également pour réfuter les estimations exagérées fournies par Rudolf Höss lui-même - il affirma qu'Auschwitz avait vu mourir 2,5 millions de déportés, un total revu à la baisse autour de 1,1 million de décès. En outre, la mort à Auschwitz concerne des centaines de Nancéiens et de Lorrains, à propos desquels les Archives départementales mentionnent 640 natifs de Meurthe-et-Moselle recensés.
Un autre questionnement a porté sur une controverse tant cinématographique qu'historiographique : est-il besoin de montrer pour représenter l'horreur vécue et/ou l'ampleur des crimes commis dans les camps de la mort ? En l'occurrence, Jonathan Glazer fait le choix radical de ne pas dévoiler l'intérieur du camp, tandis que certains cinéastes en font le cœur de leur œuvre (« La Liste de Schindler »), là où d'autres tentent de garder une distance physique (« Shoah »). En cela, le film « La zone d'intérêt » se distingue par sa volonté de suggérer ce qui peut advenir de l'autre côté du mur par quelques évocations comme les cris, l'arrivée des convois et le bruit.
D'autres questions interrogent le degré de connaissance que pouvaient avoir respectivement la société allemande, les villes proches des camps et les Alliés de la réalité des chambres à gaz et de la politique concentrationnaire nazie. Dans chacun des cas, il est important de prendre en compte la temporalité. L'ensemble des sociétés connaissait l'existence de politiques antijuives et de camps d'internement pour les résistants, les prisonniers de guerre, les homosexuels, les handicapés, les Tziganes, les Juifs. De nombreuses entreprises allemandes ont ainsi participé à la conception et à l'organisation de ces camps. En revanche, la conscience de la mise à mort industrialisée, planifiée et orchestrée par l'ensemble de l'appareil national-socialiste paraît bien plus délicate. Le nombre considérable de personnes déportées explique par ailleurs la réticence des Alliés à bombarder les camps. Enfin, suite aux dernières questions, nous remercions les partenaires de cet événement et la participation massive du public. Des échanges plus informels ont pu être organisés grâce à l'équipe du Caméo et nous avons hâte de réitérer ce format apprécié de toutes et tous.
Une fois n'est pas coutume, j'aimerais terminer ce récit par un ressenti personnel. Tout au long du film, j'ai regardé l'intrigue se déployer en ayant en tête une phrase de l'historien spécialiste du nazisme Johann Chapoutot, disant que "les nazis sont de notre lieu et de notre temps". J'ai éprouvé ce sentiment dérangeant à la vue de ces personnages dans leurs aspirations baignées de modernité occidentale, aspirant à un confort de vie convenu. Mais il m'a semblé pour le moins déroutant d'éprouver une forme de proximité avec la famille antisémite d'un administrateur zélé du système nazi, mais peut-être cet inconfort sert justement le propos du film : il ne s'agit pas de rejeter hors de toute réalité la monstruosité nazie, mais de comprendre qu'il s'agit bien d'une réalisation de l'Occident contemporain. En ce sens, « La zone d'intérêt » permet de s'approprier cette démarche historique critique et "compréhensive" de la mécanique infernale nazie en questionnant nos propres ressorts et nos propres biais, tout en dénonçant la déshumanisation des victimes de ce terrible système. Et je laisse les derniers mots à Jonathan Glazer : "L'horreur, c'est que ces gens soient non pas des monstres mais des gens comme les autres. Comment des gens comme les autres peuvent-ils agir de la sorte ? Et comment se serait-on comporté à leur place ? À quel point leur ressemble-t-on ?"
Pour aller plus loin :
WIEVIORKA Annette, Auschwitz la mémoire d'un lieu, Paris, Fayard/Pluriel, coll. « Pluriel », 2012 (1re éd. 2005), 286 p.
Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Archives départementales de Meurthe-et-Moselle :
L'album d'Auschwitz, site internet de Yad Vashem : https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/album-auschwitz/index.asp
Photos aériennes d'Auschwitz, site internet de Yad Vashem : https://www.yadvashem.org/fr/les-collections-racontent/auschwitz-photos-aeriennes.html
L'histoire et la mémoire des lieux des camps : https://auschwitz.camp/fr/traces/
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