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Peleliu - Guernica of Paradise, Tome 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda, une mémoire de la Guerre du Pacifique en manga

27/03/2020
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Couverture du premier tome - source : www.bdgest.com

Peleliu - Guernica of Paradise[1] est un manga dessiné et scénarisé par le mangaka japonais Kazuyoshi Takeda. Les deux premiers tomes, parus au Japon en 2016 et 2017, amorcent une série qui en compte sept actuellement. Publiée en français à partir de 2018, l’œuvre présente un récit fictionnel s’inscrivant dans un cadre historique précis : la bataille de Peleliu. Objectif stratégique crucial dans la Guerre du Pacifique, la petite île de Peleliu voit tomber sur son sol plus de 12 000 soldats japonais et américains[2] de septembre à novembre 1944. Hitoshi Tamaru, personnage fictionnel et principal du récit, est un soldat de « première classe » de l’armée impériale plongé dans ce contexte.

Les deux premiers tomes de Peleliu offrent une approche prenante et cherchent à acquérir une autorité historique solide d’un épisode de la Seconde Guerre mondiale. Pour faire le récit de cette bataille, peu traitée dans certaines mémoires du conflit (en France notamment), l’auteur adopte un point de vue tout aussi inhabituel pour certains publics. En effet, les acteurs principaux du récit appartiennent au camp des ennemis, le camp des « monstres », le camp des perdants. C’est de leur vie quotidienne, de leur combat contre le camp des Alliés dont il est question dans ce manga.

Pour un tel sujet, certaines critiques pourraient déconsidérer le media choisi. Mais le mangaka Kazuyoshi Takeda, par ses partis pris graphiques et scénaristiques, parvient dans son œuvre à tracer une limite claire entre fiction et histoire. La critique légitime accusant l’œuvre de fiction de trahir l’Histoire est dans ce cas d’autant plus contrée grâce à l’intégration d’éléments historiques scientifiques.

Le premier tome de Peleliu débute le récit pendant la phase de préparation de l’armée japonaise. Dans un contexte défavorable au Japon marqué par différentes défaites, l’importance de l’île de Peleliu est décrite : sa localisation dans l’océan Pacifique et son aéroport en font une porte d’accès pratique à l’archipel des Philippines et, par extension, au Japon. Cette île est une cheville stratégique, une attaque américaine y est donc attendue. Le manga montre ainsi comment le commandement Japonais entend conserver l’île et s’emploie à préparer au mieux sa défense. Les civils sont évacués et l’île est aménagée. L’auteur présente les durs travaux exécutés par les soldats. Armés de pioches, ils travaillent la roche pour creuser des abris, sous les cris intermittents des sirènes avertissant un bombardement américain imminent.

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Carte situant Peleliu - source: Google Maps

La dureté de ces travaux pour les soldats introduit un des thèmes principaux du manga : la condition quotidienne difficile des soldats. Les accidents, la soif, la maladie, la blessure, ou encore la frustration sexuelle, sont abordés dans ces deux premiers tomes. L’auteur semble vouloir décrire le plus précisément possible le quotidien de ces soldats débarqués sur une île paradisiaque, en extase devant sa beauté, mais se transformant rapidement en enfer. Ni la violence et la cruauté des combats, ni leur impact psychologique sur les soldats, ne sont graphiquement occultés. La représentation faite des affrontements contre les soldats américains semble chercher à décrire une réalité tout aussi exacte. Un intérêt significatif est porté à la description des stratégies employées et du matériel utilisé. Dans ce cadre la présentation faite de l’ennemi américain n’est ni caricaturée ni adoucie, la description des combats semble chercher à atteindre une réalité crue, inscrivant la bataille sur la liste des grandes boucheries humaines.

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Tanks and infantry assault Jap positions in a Peleliu ridge. Palau Peleliu Island, 1944. Oct. 7. Photograph. https://www.loc.gov/item/96506909/.

Autre aspect majeur du quotidien des soldats, la propagande nationaliste nippone, est l’un des thèmes du récit. Pendant la bataille, la patrie à protéger est incarnée par la figure lointaine de l’empereur. Le rôle et le statut de ce dernier sont visibles lorsque les troupes de l’île reçoivent un message impérial de soutien. Il provoque l’admiration des soldats et galvanisent la troupe. Ce soutient encourage le dévouement à la patrie inculqué par un militarisme outrancier structuré par la hiérarchie des grades. Le respect à accorder à ses supérieurs, ou aux soldats plus expérimentés, est un élément crucial pour la définition des liens entre les personnages. Les supérieurs sont présentés comme le vecteur de la propagande impériale. Ils ordonnent aux soldats inférieurs un dévouement total dans le seul objectif de protection de la patrie. La lutte pour cet objectif doit être menée jusqu’à la mort, dont l’expression la plus concrète est l’attaque suicide, voire le suicide collectif pour échapper à la condition dégradante de prisonnier. Le récit met également en scène des objets de propagande (on remarque par exemple la présence d’Hinomaru[3]), mais aussi d’un vocabulaire propre. La défaite d’une unité nipponne, par exemple, est ainsi toujours nommée « honorable effacement ».

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Le contexte historique décrit donne au récit fictionnel un cadre où interagissent les personnages. L’auteur n’uniformise pas les réactions des soldats, proposant une diversité de comportements. Certains prennent par exemple du recul, ou restent discrètement sceptiques face à la propagande insufflée. En premier lieu, Kazuyoshi Takeda nous fait suivre le personnage principal, Hitoshi Tamaru, dans le déroulement de la bataille. Celui-ci semble perdu face à l’absurdité de la situation, il n’est pas pris par l’engouement patriotique qu’on tente d’imposer. Face à la mort qui le guette à chaque instant, ses angoisses sont rapportées. Au milieu du massacre, son seul souhait est de retrouver son quotidien d’avant la guerre. Lui-même aspirant mangaka, il dessine son quotidien, pendant les moments de repos qui lui sont accordés. On comprend ainsi que ce personnage est l’avatar de Kazuyoshi Takeda. Ses supérieurs étant mis au courant de ce talent, il est nommé « attaché au mérite ». Son rôle est alors d’envoyer aux familles des soldats morts au combat, le récit des derniers instants de celui-ci. Dans le contexte de propagande, on demande à Tamaru de rendre héroïque ce dernier souvenir. Lorsque son ami meurt suite a une glissade anodine, par exemple, Tamaru décrira comment celui-ci s’est sacrifié pour sauver ses camarades des balles ennemies.

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L’aspect fictionnel du récit s’exprime également par les partis pris de style de Kazuyoshi Takeda. Tout comme le déroulement général des événements, l’ensemble des décors et des objets semblent chercher une approche réaliste. En ce sens, on pourrait considérer que l’auteur cherche à accorder une légitimé historique au récit. En contraste, la part fictionnelle du récit est incarnée par les personnages et leurs actions. Afin de montrer une séparation avec le cadre historique, l’auteur n’applique pas le même réalisme à la représentation de ses personnages. Leur morphologie est « cartoonisée », l’auteur leur donne de grosses têtes et de grands yeux.

            En fin de premier tome, Kazuyoshi Takeda assume d’autres partis pris de style. Il assume ouvertement certains choix, certaines libertés prises avec l’Histoire. Il précise ainsi que si les lunettes du soldat Tamaru sont rectangulaire, en réalité toutes les lunettes des soldats japonais de cette époque étaient rondes. Ce choix est justifié par la nécessité de reconnaître efficacement les différents personnages du récit. Les libertés prises deviennent encore plus fondamentales lorsque l’auteur déclare avoir choisi de dessiner des uniformes totalement autres à ceux des soldats qui normalement portaient des pantalons et des chemises courtes dans ce climat tropical. Ces éléments marquent ainsi la frontière entre personnage et cadre, soit entre fiction et Histoire.

Couverture du second tome - source: www.senscritique.com

            Si l’auteur justifie et assume ces libertés prises avec le cadre historique, il serait possible de considérer que la qualité historique de l’œuvre est préservée. Toute fiction ne peut évidemment être Histoire, l’auteur le rappelle en début de tome : « Cette histoire est une fiction inspirée de faits historiques. Toute ressemblance avec des personnes, organisations et événements serait pure coïncidence »[4]. On peut aussi interpréter cette déclaration et considérer qu’elle est une prise de position de l’artiste. En prônant une version fictionnelle de l’événement il déjoue une présentation mémorielle plus nationaliste de la bataille, qui glorifie le sacrifice des soldats japonais sans s’attarder sur le traumatisme.

            Mais certaines caractéristiques de l’œuvre nous permettent de l’approcher de l’ouvrage d’histoire universitaire. A la fin de chaque tome est mentionnée une bibliographie indicative dont les titres sont principalement japonais ou américains. De plus l’auteur indique s’être rendu sur l’île de Peleliu avant de commencer le premier tome, afin de se documenter. Cette documentation donne du crédit au cadre donné au récit, celui-ci étant entrecoupé de courtes notices explicatives. Ces textes sont d’ordre technique. Ils détaillent par exemple les grades des unités de l’armée japonaise, ou encore précisent l’âge des soldats ayant mené ces combats.

            Enfin, sur chaque couverture de tome est mentionné, à la suite du nom de l’auteur : « avec le concours de M. Masao Hiratsuka ». Une notice en fin de second tome précise la qualité de cet expert. Masao Hiratsuka est membre du Groupe de Recherche sur la Guerre du Pacifique et gérant de la société Kingendai Photo Library. Kazuyoshi Takeda précise la qualité du concours de cet érudit. Sans son avis d’expert, ses renseignements, sa documentation, l’auteur déclare que la série n’aurait pu exister.

            Ainsi les deux premiers tomes Peleliu – Guernica of Paradise, annoncent une série riche en Histoire, développant des thèmes différents et que certaines lectrices et certains lecteurs ne rencontrent que rarement parmi les nombreux discours fictionnels sur l’Histoire (en France notamment). Le contexte historique décrit donne au récit fictionnel touchant un cadre précis. Pour autant le récit est rendu fluide par des partis pris de style. Par le choix de l’auteur de faire de Tamaru son avatar dans le récit, et de raconter le combat de ce point de vue, il permet à son œuvre d’approcher l’immersion. La qualité historique de l’œuvre ne souffre pour autant pas de ces entorses à l’Histoire, grâce, notamment, à des éléments explicatifs, et à la mise en avant d’une certaine autorité scientifique.

Il ne faut cependant pas oublier que, comme le film historique, le manga historique nous renseigne toujours plus sur la vision d’une société sur un événement passé que sur l’Histoire de cet événement. Le rapport de la société japonaise au passé, et notamment à la mémoire de la Seconde guerre mondiale, est un sujet régulièrement traité[5]. Peleliu – Guernica of Paradise est avant tout l’Histoire d’une tuerie humaine, du nationalisme japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, par Kazuyoshi Takeda, partout, et pour tous les publics avertis.

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Commémoration commune américaine, japonaise et australienne de la bataille de Peleliu sur l'île - avril 2018 - Petty Officer 1st Class Micah Bl - source: https://www.pacom.mil/Media/Image-Gallery/igphoto/2001903670/

Emmanuel ISEMBART

Liens  pour poursuivre la réflexion:

Lien vers une fiche en ligne du manga :

https://www.bedetheque.com/serie-63300-BD-Peleliu-Guernica-of-paradise.html

 

Lien vers un article d’un journaliste japonais en visite sur l’île accessible sur un site faisant la promotion du Japon :

https://www.nippon.com/fr/features/c04808/

 

Lien vers un article d’Histoire en anglais, décrivant l’événement avec une approche de l’expérience américaine de la bataille :

https://www.history.com/topics/world-war-ii/battle-of-peleliu 

 

Lien vers une critique plus générale des deux premiers tomes :

https://www.youtube.com/watch?v=JNlxlQz96E8&feature=emb_title

 

Liens vers un article traitant de la mémoire japonaise de la Seconde Guerre mondiale au cinéma :

https://lesmistons.typepad.com/blog/2016/12/le-long-chemin-vers-la-paix-nihon-no-ichiban-nagai-hi.html

[1]Lien vers une fiche en ligne du manga : https://www.bedetheque.com/serie-63300-BD-Peleliu-Guernica-of-paradise.html

[2]Lien vers un article d’un journaliste japonais en visite sur l’île accessible sur un site faisant la promotion du Japon: https://www.nippon.com/fr/features/c04808/

Lien vers un article d’Histoire en anglais, décrivant l’événement avec une approche de l’expérience américaine de la bataille : https://www.history.com/topics/world-war-ii/battle-of-peleliu

[3]L’ Hinomaru d’encouragement est un drapeau offert à chaque soldat parti au combat pour lui porter chance (https://en.wikipedia.org/wiki/Good_Luck_Flag?oldid=724509238)

[4]Tome 2 p.3

[5]Voir notamment l’article suivant dans le cadre cinématographique : https://lesmistons.typepad.com/blog/2016/12/le-long-chemin-vers-la-paix-nihon-no-ichiban-nagai-hi.html

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