Il est coutume de dire qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir par le jeu démocratique, en toute légalité, profitant d’une part des faiblesses institutionnelles du régime de la République de Weimar et d’autre part de la duplicité des élites politiques et économiques. Le 30 janvier 1933, jour de son accession au titre de chancelier, marque cependant une rupture indéniable dans l’ordre républicain ; le symbole de cette date doit pourtant être nuancé par une présentation plus large des événements. La question des causes de la sortie ou du renversement de l’État de droit, démocratique et pluraliste, vers un régime totalitaire, est un thème qui fait l’objet d’analyses fines depuis des décennies par les historiens du nazisme, de l’Allemagne de l’Entre-Deux-Guerres et plus largement des spécialistes des autoritarismes. Il n’est pas possible d’établir une présentation exhaustive des explications de cette période charnière ; en effet, la nomination d’Hitler est à la fois le produit du multidimensionnel contexte allemand du début du XXe siècle, dans les domaines militaires, politiques, sociaux, culturels, économiques… et c’est aussi le résultat d’une suite de décisions humaines. C’est pourquoi nous vous proposons une réflexion sur l’importance de cette date-événement, ici conçue comme une étape significative dans la transformation de l’Allemagne en dictature.
Les causes de l’installation au pouvoir : un contexte de tensions politiques et sociales
À la sortie de la Première Guerre Mondiale, l’Allemagne est en pleine ébullition politique : la fin du Reich impérial, la formation de conseils ouvriers plus ou moins révolutionnaires – déchirés entre socialistes et spartakistes – réprimés violemment à Berlin et en Bavière, puis l’établissement d’un texte constitutionnel dans la ville de Weimar jalonnent la création du premier régime de démocratie parlementaire de l’histoire allemande. Toutefois, les contestations restent vives, à gauche comme à droite, avec des révoltes et contre-insurrections sanglantes dans les années 1920-1923 (à l’exemple du Putsch de la Brasserie, conduisant à l’incarcération d’Adolf Hitler, qu’il met à profit pour rédiger Mein Kampf). Le mécontentement est alimenté d’une part par les conditions du traité de Versailles, imposant de lourdes sanctions et imputant la culpabilité de la guerre à l’Allemagne, et par l’hyperinflation et le dérèglement complet de la monnaie d’autre part. À partir de 1924, la situation reste effervescente mais se stabilise dans une certaine mesure, jusqu’à la fin de 1929, où la crise financière globale fait exploser le chômage, l’insécurité économique et les tensions sociales. Parallèlement, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) connaît une certaine popularité par son discours radical en direction des classes moyennes et des travailleurs allemands, jusque là majoritairement acquis aux partis socialiste et communiste. Groupusculaire aux élections de mai 1928 (2,6 % des suffrages), le parti nazi connaît un essor notable à partir des élections législatives de septembre 1930 et s’impose dès lors comme une force politique majeure. Il convient d’évoquer le climat de tension extrême qui accompagne ces scrutins et surtout celui de juillet 1932 (37,3 % pour le parti nazi), lors duquel les affrontements entre militants communistes et nationalistes font des centaines de morts. Nous pouvons également constater le rapprochement de ces élections législatives, témoignant du blocage parlementaire et de la faiblesse des partis de gouvernement ; cela s’explique par la prédominance dans l’opinion de deux partis opposés à la gestion « bourgeoise » de la République de Weimar, respectivement le Parti nazi et le Parti communiste allemand. Le président du Reich, Paul von Hindenburg, gouverne depuis 1930 par des décrets-lois pour dépasser les prérogatives et vicissitudes du Reichstag. Il doit composer avec l’intransigeance d’Adolf Hitler, qui refuse de participer au gouvernement s’il ne s’agit pas d’y appliquer pleinement sa politique, en cohérence avec son idéologie totalitaire (une stratégie parfois nommée « alles oder nichts »). Pourtant, au début de l’année 1933, le très âgé maréchal-président Hindenburg se résout à confier la chancellerie à son adversaire lors de l’élection présidentielle de l’année précédente. Les mandats des deux précédents chanceliers (Franz von Papen et Kurt von Schleicher) se sont soldés par un échec dans la quête de stabilité et ont au contraire accru les tensions politiques, en témoigne la proclamation de la loi martiale face à la recrudescence des rixes impliquant notamment le service d’ordre du NSDAP, la Section d’Assaut (Sturmabteilung). Le président mise en partie sur l’essoufflement du parti nazi (constaté lors des élections de novembre, où il n’obtient que 33 % des suffrages, avec une baisse de 2 millions de voix par rapport au scrutin précédent) et sur le retour de forces politiques de droite plus traditionnelle.
Le 30 janvier 1933 : rupture ou continuité ?
Souhaitant sortir l’État allemand de l’impasse, Paul von Hindenburg fait fi de sa méfiance et accorde à Adolf Hitler la dissolution du Reichstag. Cette décision est facilitée par les intrigues de Franz von Papen, persuadé de pouvoir « coincer » et marginaliser le Führer du NSDAP. La nomination de ce dernier le 30 janvier 1933 correspond au premier objectif du Parti national-socialiste : parvenir à accéder au pouvoir, malgré l’absence d’une majorité parlementaire (bien qu’étant le premier parti en nombre de voix et de sièges). En effet, le couple exécutif jouit de pouvoirs étendus depuis que les décrets-lois gouvernementaux sont rentrés dans la tradition de l’action politique. Le Parlement reste en théorie un lieu de pouvoir puissant et Adolf Hitler compte bien enrayer la progression du Parti communiste allemand et étouffer les autres formations, en menant une campagne éclair et intense. La crainte d’une révolution et du « chaos bolchevique » est réelle dans les milieux d’affaires ; certains barons de l’industrie et de la banque réclament l’accession de Hitler à la chancellerie depuis plusieurs mois (à l’exemple de la pétition Industrielleneingabe). Néanmoins, les grands noms de l’industrie allemande ne sont pas favorables à la volonté d’autarcie du parti nazi, par ailleurs largement endetté et en perte de vitesse. Adolf Hitler lui-même est pessimiste sur ses chances de succès à la fin de l’année 1932, dans une lettre restée célèbre : « J’ai renoncé à toute espérance. Mes rêves ne se réaliseront jamais ». Il lui semble alors impossible de prendre le pouvoir, ni par les élections, ni par la force (ne bénéficiant pas du soutien de la police ou de l’armée, tandis que SA et SS se déchiraient entre elles malgré des effectifs conséquents). Par ailleurs, les formations politiques républicaines espèrent mettre en échec la « résistible ascension » du NSDAP et de son leader charismatique. Ce 30 janvier représente ainsi une bascule considérable puisque Hitler, revigoré, réussit son pari après un long processus de participation au jeu électoral. Plus que le succès des chiffres dans les scrutins, le dirigeant nazi peut se targuer d’un immense soutien populaire. La foule affluant dans de nombreuses villes allemandes pour saluer le choix du nouveau chancelier ne partage pas nécessairement ses vues sur l’antisémitisme (largement mis de côté lors des campagnes électorales), mais voit en ce dirigeant l’incarnation d’une direction forte, l’espérance d’une grandeur retrouvée et la possibilité d’un changement. En ce sens, Hitler entreprend dès son arrivée une refonte en profondeur de l’appareil d’État. La première ordonnance « pour la protection du peuple allemand » est signée par le président dès le 4 février, et prévoit la limitation de nombreuses libertés publiques et l’extension des pouvoirs du ministère de l’Intérieur Wilhelm Frick. Celui-ci est un des deux seuls ministres issus du NSDAP du Cabinet Hitler, un gouvernement principalement composé de conservateurs indépendants. Jusque là, les partis traditionnels du centre et de la gauche ont maintenu leur confiance aux gouvernements « autoritaires-bourgeois » précédents, estimant qu’ils sont un moindre mal par rapport aux nazis, aux communistes, ou au risque de coup d’État militaire et/ou monarchique soutenu par la noblesse traditionnelle. L’armée, largement amputée par les dispositions du traité de Versailles, n’en restait pas moins un corps puissant, et défiant tant envers la République de Weimar que l’organisation nazie. De plus, il est important de préciser que le NSDAP n’est pas l’unique mouvement antidémocratique, nationaliste et antisystème visant à l’établissement d’un État autoritaire en Allemagne au début de l’année 1933, mais c’est le seul qui parvient à obtenir un écho conséquent et à dépasser les clivages sectoriels et sociaux.
L’habileté et la terreur pour mettre au pas la société
Si le NSDAP parvient à faire accepter cette emprise progressive, c’est grâce à un rejet massif de la démocratie libérale, perçue à la fois comme impuissante et responsable des désastres économiques et sociaux dans le pays. Le parti nazi s’appuie sur un appareil répressif renforcé, notamment dans le Land de Prusse sous l’action d’Hermann Göring. Le déploiement d’une intense propagande et de vastes démonstrations de force des masses ralliées à la cause, accroissent encore la popularité du parti, malgré ou en raison d’un déchaînement de violence et d’intimidation envers les opposants anti-nazis. Le 27 février 1933, dans le contexte toujours plus éruptif de l’organisation des élections législatives de mars, survient l’incendie du bâtiment du Recihstag. Le lendemain, Hitler prend prétexte de cet événement pour suspendre les libertés civiles, individuelles et politiques et orchestre une campagne d’arrestation de militants et de responsables communistes et apparentés. La rupture institutionnelle devient de plus en plus aigüe en raison de l’impuissance des partis non-gouvernementaux, pris au piège. En dénonçant les brutalités nazies, ils risquaient d’être interdits, accusés de complicité criminelle ou d’entretenir la guerre civile latente ; en ne critiquant pas, ils étaient inaudibles et vus comme inutiles, ou comme approuvant implicitement la politique du régime naissant. Dans ce climat de terreur, les élections du 5 mars octroient un score élevé au NSDAP (environ 44 % des suffrages), mais l’arrestation opportune des 81 députés communistes dans les jours qui suivent confèrent au parti nazi la majorité absolue en nombre de sièges. Les résultats restent néanmoins décevants puisqu’une majorité des Allemands s’étaient prononcés contre la domination totale du national-socialisme, qui impose cependant de plus en plus sa marque à la population. Contrairement à ce que l’on pourrait préjuger, Hitler tâche de maintenir une certaine illusion de légalité républicaine. Pour cela, il doit manœuvrer avec habileté afin de ménager la coriace opposition des conservateurs et surtout le président Hindenburg, toujours en capacité de révoquer le Cabinet gouvernemental (et ce, jusqu’à son décès en août 1934, à partir duquel Hitler cumule les fonctions de chancelier et de président). Cela dit, dès le milieu du mois de mars, Adolf Hitler souhaite accélérer la « mise au pas » (Gleischschaltung) de l’Allemagne afin d’établir sa dictature dans tous les domaines de la société. Sur le plan politique et juridique, il s’agit de retirer la réalité de l’exercice du pouvoir législatif au Reichstag et de le conférer à l’exécutif. Suite à des manipulations et des tractations en coulisses, le 23 mars 1933, la loi « de réparation de la détresse du peuple et du Reich », autrement dit la loi des pleins pouvoirs, est votée au Parlement par l’ensemble des partis politiques, à l’exception notable du Parti social-démocrate. Ce vote entérine la fin de la République de Weimar ; dans les mois suivants, les opposants sont poursuivis, emprisonnés, envoyés dans des camps de concentration, assassinés, ou prennent la route de l’exil. La résistance intérieure au nazisme est intense mais une répression impitoyable va sévir pendant plus de douze ans, jusqu’à l’effondrement du Troisième Reich à l’issue de la guerre la plus dévastatrice et meurtrière de l’histoire de l’humanité, provoquée par les ambitions funestes d’Adolf Hitler.
Vers midi, le 30 janvier 1933, l’Allemagne vit un épisode marquant l’entrée dans une nouvelle ère. Cette suite d’actes authentiquement révolutionnaires et décisifs dans la prise puis la confiscation du pouvoir par Adolf Hitler doit autant aux « erreurs de calcul » des élites conservatrices et capitalistes qu’à l’habileté rhétorique et politique du dirigeant nazi. Le 30 janvier voit aussi l’irruption du rôle de la propagande de masse, par la démonstration de force orchestrée par le chef de la propagande du NSDAP, Joseph Goebbels. La marche aux flambeaux réunissant des dizaines de milliers de SA dans les rues de Berlin témoigne rétrospectivement du changement d’époque et d’ambiance. Même si la crépusculaire République de Weimar comportait en son sein des germes d’autoritarisme, même si la démocratie libérale était contestée de toutes parts, même si les structures militaires, politiques et juridiques étaient minées de l’intérieur, l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler représente le symbole du délitement de l’État de droit au profit d’une entreprise de destruction systématique à prétention hégémonique.
Pour aller plus loin :
BERNIER-MONOD Agathe, Défendre la République face à la montée du nazisme, In : Les fondateurs : Reconstruire la République après le nazisme, Lyon : ENS Éditions, 2022.
CHAPOUTOT Johann, « Quand quitte-t-on l’État de droit ? Allemagne, 1933 », Délibérée, 2019.
DEPLA François, Hitler, 30 janvier 1933 : la véritable histoire, Pascal Galodé, 2013.
DUCANGE Jean-Numa, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, 2022.
GORIELY Georges, 1933 : Hitler prend le pouvoir, Complexe, 1999.
HAFFNER Sebastian, Considérations sur Hitler, Perrin, 2014.
KREBS Gilbert et SCHNEILIN Gérard, Weimar ou de la démocratie en Allemagne, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1994 (chapitres « Le système des partis durant les dernières années de la république de Weimar », « Weimar : d’une « révolution » à l’autre » et « L’arrivée d’Hitler au pouvoir : un Tchernobyl de l’histoire » disponibles en ligne).
KREBS Gilbert et SCHNEILIN Gérard, État et société sous le IIIe Reich, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1997.
MÖLLER Horst, Quel fut le rôle de la Reichswehr dans l’effondrement de la République de Weimar ? Relations entre pouvoir civil et pouvoir militaire dans les années 1920 et au début des années 1930, In : Pouvoir civil, pouvoir militaire en Allemagne : Aspects politiques, sociaux et culturels, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013.
RICHARD Lionel, « Idée reçue : la crise de 1929 a porté Hitler au pouvoir », Manuel d’histoire critique, septembre 2014.
ROYER Jean-Marc, L’accession du nazisme au pouvoir en janvier 1933, lundimatin, janvier 2022.
STETA Annick, « Les élites économiques ont-elles porté Hitler au pouvoir ? », Revue Des Deux Mondes, décembre 2019-janvier 2020.
VITKINE Antoine, Mein Kampf, histoire d’un livre, Paris, Flammarion, « Champs - Histoire », 2020.
Le Bundestag sous le Troisième Reich :
« Hitler n'aurait pu prendre le pouvoir sans la complicité d'élites bourgeoises », Entretien avec KERSHAW Ian, L’Obs, 26 juillet 2013.
« 1933, l’avènement au pouvoir d‘Adolf Hitler », Entretien avec CHAPOUTOT Johann, Affaires Sensibles sur France Inter, 15 novembre 2019.
« Le nouveau chancelier allemand Hitler présente son gouvernement à Berlin », Lumni et INA, septembre 2022.
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