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Jean-Marie VILLELA

La fin de la civilisation tactile

Les épidémies ont accompagné le destin de l’humanité depuis de nombreux siècles, sans doute depuis que les hommes ont développé leur mobilité sur des espaces, des territoires différents. C’est au travers des contacts entre les hommes, et de leur circulation d’une contrée à l’autre, que les épidémies se déclarent et se développent. La peste en fournit le meilleur exemple.


Thucydide rapporte, dans le Livre II de sa Guerre du Péloponnèse, l’épidémie connue sous le nom de « peste d’Athènes », l’un des premiers récits d’épidémie d’une criante actualité qui soit arrivé jusqu’à nous. Il existe toute une « littérature de l’épidémie », dont le récit de Thucydide peut en effet être considéré comme l’un des chapitres les plus importants, car le récit qu’en fait l’historien « transcende son actualité du moment pour revêtir une valeur universelle[1] ».  Nous sommes en 430 – 426 avant JC. Après avoir circulé dans plusieurs lieux, la maladie se déclenche à Athènes et fait de nombreuses victimes. « Les médecins étaient impuissants, car ils ignoraient au début la nature de la maladie ; de plus, en contact plus étroit avec les malades, ils étaient plus particulièrement atteints[2]». Le contact avec les malades est noté comme la cause principale de la propagation de l’épidémie. « Ils (les malades) se contaminaient en se soignant réciproquement et mouraient comme des troupeaux… Ceux qui approchaient les malades périssaient également [3] ». La maladie se propage rapidement, aggravée par l’arrivée dans la ville des populations réfugiées des campagnes. Le récit parle également de ceux qui sont immunisés et peuvent ainsi prodiguer les soins aux autres : « C'étaient ceux qui avaient échappé à la maladie qui se montraient les plus compatissants pour les mourants et les malades, car connaissant déjà le mal, ils étaient en sécurité [4]».


la peste dans une cité antique, tableau par Michael Sweerts (vers 1652)
La peste dans une cité antique, par Michael Sweerts (vers 1652)

La peste, circonscrite dans un premier temps au proche orient et à l’Asie (peste justinienne en 541-542), où elle devient endémique, atteint l’occident après le siège de la colonie génoise de Caffa (Théodosie) par les Mongols en 1344, qui envoient des cadavres contaminés par-dessus les murailles. Des marins génois arrivent à s’enfuir, emmenant avec eux la peste. Ils accostent à Marseille le 1er novembre 1347 et ouvrent ainsi la propagation de la maladie en occident. Boccace livre dans son Décaméron, une description saisissante de la peste à Florence. La peste « se communiquait des malades aux personnes saines, de la même façon que le feu quand on l’approche d’une grande quantité de matières sèches ou ointes. Et le mal s’accrut encore non-seulement de ce que la fréquentation des malades donnait aux gens bien portants la maladie ou les germes d’une mort commune, mais de ce qu’il suffisait de toucher les vêtements ou quelque autre objet ayant appartenu aux malades, pour que la maladie fût communiquée à qui les avait touchés [5] ».

C’est à partir de la Renaissance, grâce à une meilleure connaissance des vecteurs de propagation de la peste, que l’on mit en place les premières vraies mesures de confinement, avec des moyens radicaux : les villes et les régions contaminées sont isolées du reste de la population par les soldats. En 1478, en Catalogne, les lieux où la peste sévit sont coupées du reste de la population, et les soldats tirent à vue sur ceux qui essayent de passer [6]. La peste continua épisodiquement à sévir en Europe au 16ème et au 17ème siècles, jusqu’à sa dernière manifestation à Marseille en 1720, où la peste a « débarqué » du bateau Saint Antoine en provenance de l’orient. La contagion se développe à partir de la contamination d’ouvrières marseillaises et de tailleurs au contact des tissus en provenance du bateau, débarqués et vendus clandestinement malgré la quarantaine imposée.


Les épidémies se développent au contact les uns des autres. L’absence ou la réduction des contacts au moyen du confinement semble donc être naturellement et logiquement l’un des moyens de lutter contre l’épidémie, ou au moins, de la contenir, tant que les traitements ou les vaccins ne permettront pas d’en venir à bout. Mais c’est aussi ce même confinement qui conduit à ce que, au regard du faible nombre de personnes contaminées, l’épidémie continue de progresser sans « s’épuiser ». Autrement dit, pour éradiquer l’épidémie, il faudrait faire le sacrifice de la contagion d’un grand nombre de personnes, donc de décès potentiels ! C’est ce que l’on appelle l’immunité de groupe, ou immunité grégaire. En l’absence de vaccin, on mesure les risques d’une telle approche, mais aussi, dans l’hypothèse du maintien du confinement, la perspective d’une durée prolongée de celui-ci. Nous risquons de passer encore du temps à ne plus être au contact les uns des autres.

La pandémie du coronavirus nous demande donc de nous conformer à de nouveaux usages pour nous protéger et protéger les autres. Depuis maintenant plusieurs semaines, nous vivons dans la « distance sociale » obligée, que ce soit dans l’occupation des espaces ou dans la limitation de nos interactions. Un slogan résume à lui seul ce nouvel état : « Restez chez vous, sauf motif impérieux, sauf cas de force majeure ».

Nous devons respecter les mesures barrières : nous avons réduit drastiquement nos déplacements, nous nous écartons quand nous nous croisons, les entrées et sorties des magasins sont filtrées, voire séparées, nous nous parlons de balcon à balcon, de fenêtre à fenêtre, de jardin à jardin.

Edward T. Hall a été l’un des premiers à étudier et mettre en lumière la psychologie sociale des distances interpersonnelles[7]. A partir des travaux antérieurs réalisés sur l’étude des comportements animaux, il a proposé une grille de distances, basée sur plusieurs paramètres tels que la voix, le contact, l’odeur, la vision. Il définit ainsi, de la plus petite à la plus grande, les distances : intime, personnelle, sociale, publique. Hall a mis en évidence que notre façon d’occuper l’espace est un marqueur de notre identité, et que cette façon est liée à notre culture. Les distances interindividuelles varient selon les peuples, les civilisations, les statuts, les positions sociales, etc. Par exemple, nous nous tenons « à distance » d’un responsable « haut placé », mais aussi, d’une personne vulnérable, touchée par le handicap, la pauvreté, l’exclusion, jusqu’à faire de ces personnes… des « non-personnes », c’est-à-dire des personnes avec lesquelles on ne joue aucun jeu social[8].

Avec la distance sociale imposée, ne risque-t-on pas alors de devenir, les uns pour les autres, des non-personnes ? L’utilisation des nouvelles technologies de communication semblent prouver le contraire. Depuis le début du confinement, nous restons reliés par les ondes, les canaux, les faisceaux, les bandes passantes. Qui n’a pas organisé ou participé à une réunion téléphonique, une visioconférence, que ce soit pour le travail, ou pour conserver le lien avec les proches, nos aînés confinés dans les EHPAD, nos enfants et petits-enfants ? Paradoxalement, les outils numériques qui permettent, heureusement, cette interaction virtuelle n’accroissent-ils pas en définitive notre sentiment d’isolement ? Nous écoutons des voix, nous parlons à des images devant notre écran, elles nous semblent proches, sans vraiment pouvoir les toucher. Notre écran est comme un miroir qui nous renvoie une multitude de vignettes, des portraits miniatures de nos interlocuteurs, une identité rétrécie à quelques centimètres carrés.

Sans le toucher, sans le contact, sans la possibilité de se situer au sein de la distance intime comme la définit Hall, sommes-nous vraiment, totalement humains ? Que dire aussi des personnes aveugles ou mal voyantes pour qui le toucher constitue l’un des sens les plus importants pour connaître l’autre, être mobile ? Comment vivent-ils cette période où l’absence de contact est la règle ?

Pourtant, le toucher a été souvent considéré comme porteur d’une guérison possible, associée à la puissance surnaturelle ou divine. En France et en Angleterre les rois thaumaturges ont pratiqué le « toucher des écrouelles » lors des sacres ou des grandes fêtes religieuses, avec, il est vrai, un « pré-tri » réalisé par les médecins du monarque pour éviter à celui-ci de se trouver dans une situation dangereuse ou porteuse d’un risque d’inefficacité trop grand[9]. « Le roi te touche, dieu te guérit[10] ».

De nombreux versets de la Bible parlent également du toucher, comme l’une des manifestations de la puissance divine, que ce soit pour guérir, pour pardonner, ou pour fortifier

« Car elle disait en elle-même : Si je puis seulement toucher son vêtement, je serai guérie[11] .

On le suppliait de les laisser seulement toucher la frange de son vêtement, et tous ceux qui la touchèrent furent guéris[12].

Jésus étendit la main, le toucha, et dit : Je le veux, sois pur. Aussitôt il fut purifié de sa lèpre[13]

Il en toucha ma bouche, et dit : Ceci a touché tes lèvres ; ton iniquité est enlevée, et ton péché est expié[14]

Alors celui qui avait l'apparence d'un homme me toucha de nouveau, et me fortifia[15] ».

 

Le toucher est aussi une pratique thérapeutique ancienne, qu’il s’agisse du geste ancestral de l’imposition des mains ou du toucher thérapeutique utilisé pour soigner, créer une relation de confiance, particulièrement pour les personnes les plus vulnérables. Le contact apaise, éloigne le sentiment de crainte ou d’insécurité.

 

Nous sommes des tactiles : nous avons besoin de toucher pour communiquer, pour sentir et ressentir. Or depuis le début de la crise sanitaire, nous perdons progressivement les distances les plus proches, celles du toucher, de la chaleur, du chuchotement, de la précision des traits. Notre espace immédiat est vide des autres. Nous oublions la douceur d’une caresse, le plaisir d’un baiser, la main que l’on tient, le bras secoureur, nous nous retranchons dans notre bulle, espérant ainsi ne plus être vulnérables, mais n’est-ce pas pour embrasser une autre vulnérabilité, celle de l’absence, celle de la vacuité ? Bien sûr, nous estimons qu’il s’agit là d’une période contrainte et nécessaire qui cessera dès que nous aurons trouvé les traitements adaptés et le vaccin. Mais sommes-nous sûrs pour autant de retrouver la même liberté ? Sommes-nous sûrs de revenir pleinement, après la crise, à un monde tactile ?



Notes 

[1] Gervais Alice. À propos de la « Peste » d'Athènes : Thucydide et la littérature de l'épidémie. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°31, décembre 1972. pp. 395-429. [consulté sur Persee.org le 13 avril 2020]

[2] Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Livres II, 430, 47-54. Traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1937, [consulté sur remacle.org le 13 avril 2020].

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Boccace, Décaméron, Première journée (traduction Francisque Reynard, G. Charpentier et Cie, Éditeurs, 1884. [Consulté sur wikisource le 14 avril 2020].

[6] Terribles épidémies, entre la peste et le choléra [consulté sur herodote.org le 14 avril 2020]

[7] Edward T. Hall, The Hidden Dimension (1966) La dimension cachée, traduction, Seuil 1971.

[8] Descamps, Marc-Alain. « 14 - La proxémie ou le code des distances », Le langage du corps et la communication corporelle. Sous la direction de Descamps Marc-Alain. Presses Universitaires de France, 1993, pp. 124-131.

[9] Voir Marc BLOCH, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre (1924), rééd. Paris, Gallimard, 1983. L’auteur a été critiqué sur le fait qu’il avait peu insisté sur les implications médicales du rite, et notamment sur la présence des médecins du roi. (Perez, Stanis. « Le toucher des écrouelles : médecine, thaumaturgie et corps du roi au Grand Siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. no 53-2, no. 2, 2006, pp. 92-111).

[10] L’intervention divine est aussi espérée par certains croyants pour l’éradication du Covid 19. Des pays comme le Nicaragua, le Ghana, misent sur l’intervention divine, à défaut de pouvoir contenir l’épidémie. Pour d’autres, la fermeture des lieux de culte peut aussi être considérée comme une atteinte à la possibilité de salut par la force de la prière collective : aux Etats Unis, des mouvements évangéliques ont continué à se réunir, au mépris de toutes les interdictions. Des prières collectives et virtuelles s’organisent un peu partout. Par exemple le mouvement chrétien « Fin du Covid 19 » propose sur son site (finducovid19.org), à l’occasion de la semaine pascale, que tous les chrétiens du monde se rassemblent dans la prière pour demander une intervention divine.

[11] Marc 5,27 ; 5,28 ; Matthieu, 9,21.

[12] Matthieu, 14,36.

[13] Matthieu 8,3.

[14] Esaïe, 6,7.

[15] Daniel, 10,18.

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