Si le terme de boycott est aujourd’hui commun pour désigner cette forme de refus collectif de recourir aux services ou produits d’une personne ou d’une institution, la mesure de rétorsion trouve son origine dans un conflit agraire dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Irlande. Le grand propriétaire John Crichton, troisième comte Erne, emploie le capitaine Charles Cunningham Boycott pour gérer ses domaines agricoles dans le comté de Mayo. La gestion autoritaire de ce dernier, combinée à l’émergence de contestations populaires et identitaires, entraîne l’organisation d’un blocus et d’un ostracisme de la part des fermiers du comté. Le succès de la campagne contre Boycott en 1880 entraîne une inversion du rapport de forces et constitue un jalon important de l’histoire sociale de l’Irlande.
Un contexte particulièrement crispé sur l’exploitation des terres

Depuis les actes d’Union de 1800, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et le royaume d’Irlande ne font qu’un seul pays. La structure démographique et agraire de l’Irlande est marquée par deux caractéristiques majeures : la population est principalement rurale, et la terre est possédée par un nombre restreint de propriétaires, dont la plupart sont absents de la vie locale. De même que les clivages confessionnels, les contestations sur les fermes sont un problème récurrent durant tout le XIXe siècle en Irlande. Elles doivent se comprendre à la lumière de la petite taille de leurs propriétés foncières, issues de l’enclosure, de la loi et de la tradition qui prévoient la subdivision des terres en parts égales pour tous les fils héritant d’une ferme. La forte augmentation de la population dans les années précédant la Grande Famine des années 1845-1850 exacerbe ce phénomène. Ainsi, les fermes deviennent si petites qu'une seule culture, celle des pommes de terre, devient possible pour nourrir une famille. L’apparition du mildiou, un oomycète parasite qui ravage les patates, et la politique économique de “laisser faire” de l’Empire britannique poussent de nombreux ouvriers agricoles à l’exil et déciment la population. En 1841, la population est de plus de 8 millions d’Irlandais ; en 1871, le chiffre s’élève à peine à 5,5 millions. En conséquence, d’importants lots de terre sont libérés, pour une valeur faible, ce qui accroît la domination des grands acheteurs. Des mouvements nationalistes irlandais essaiment à travers l’île et appellent à une réaction plus forte du gouvernement pour endiguer le dérèglement des structures agraires et la mortalité, sans succès. Ils envisagent de plus en plus de renverser la domination britannique sur le pays. En juillet 1848, dans le contexte du Printemps des peuples, c’est-à-dire des protestations populaires dans de nombreux États européens, les révolutionnaires de Jeune Irlande tentent une rébellion nationale mais leur échec est tel qu’elle est familièrement appelée la "bataille du carré de choux de la veuve McCormack".

Cependant, dans les vingt années qui suivent ce traumatisme national, le mouvement pour l’abolition de l’union se radicalise. Le recours à la violence apparaît de plus en plus comme une option privilégiée pour défendre les droits des Irlandais aux yeux de plusieurs sociétés secrètes (telles que la Fenian Brotherhood ou l’Irish Republican Brotherhood). Cela accroît les tensions dans des cycles répétés rébellions-répressions. D’autres organisations politiques défendent une approche réformiste en demandant au Parlement une refonte globale du système. Depuis 1800, chaque loi concernant les terres irlandaises avait été en faveur des propriétaires aux dépens des locataires, et encore plus depuis 1849 et le foisonnement de spéculateurs fonciers, imposant des conditions toujours plus difficiles pour les locataires. Cet état de fait est compensé par un dynamisme économique des prix des produits et des revenus agricoles, mais ne masque pas la tendance à la concentration des terres entre quelques mains. Ainsi, en 1870, seulement 3 % des exploitants irlandais sont propriétaires de leurs terres, 97 % dépendent d’un propriétaire. En février de cette année, l’organisation à Dublin d’une conférence agraire fait émerger les principaux points d’achoppement pour les métayers irlandais, qui revendiquent les trois F :
Free sale : la vente libre signifie qu’un locataire peut vendre les intérêts de son exploitation à un nouveau locataire sans intervention du propriétaire ;
Fixity of tenure : la fixité de la tenure prévoit qu’un locataire ne peut être expulsé s’il paie son loyer ;
Fair rent : un loyer équitable, décidé par des tribunaux fonciers et non pas les propriétaires eux-mêmes.
Quelques semaines plus tard, le Premier ministre libéral William Ewart Gladstone fait adopter le Landlord and Tenant (Ireland) Act visant à aplanir la situation, mais qui accroît paradoxalement les difficultés pour recourir aux droits. Pour expliquer brièvement, la Coutume d’Ulster garantit au fermier une série de droits informels, comme la sécurité d’occupation, la liberté de vendre l’exploitation à un autre locataire, ou le droit de ne pas se voir augmenter brutalement son loyer à l’issue de son bail. Les propriétaires ont tenté d’échapper à ces dispositions en rejetant le fait que s’applique cette coutume sur leurs terres hors d’Ulster. En réaction, les locataires créent et organisent des associations locales de défense des locataires.

Au cours de la décennie 1870, le ralentissement de l’économie mondiale entraîne un regain des tensions sociales, ce qui augmente le niveau de conflictualité global sur l’île. Les germes de la contestation sont nourris par des ferments sociaux et nationalistes. En effet, une partie notable des propriétaires terriens, depuis la période des plantations au XVIIe siècle, est composée de colons protestants originaires d’Angleterre. La population irlandaise, majoritairement catholique, vit mal cette situation de domination et se montre réceptive aux discours et aux écrits prônant l’égalité voire l’indépendance. Le mouvement pour l’autogouvernement de l’Irlande (Home Rule) gagne en popularité et connaît des succès croissants sur le plan électoral, mais peu de résultats parlementaires. À la fin des années 1870, lorsque la dépression frappe, les expulsions pour non-paiement de loyer se multiplient, la grande majorité des locataires ne bénéficiant que de très faibles protections. Si cela entraîne une hausse des délits, la situation reste globalement sous contrôle. En 1878, John Devoy du Clan na Gael, une organisation-sœur de l’Irish Republican Brotherhood, propose une entente avec Charles Stewart Parnell, l’étoile montante de la Home Rule League, le parti politique autonomiste. Le but est de coordonner l’aile parlementaire et l’aile des actions fondées sur la force pour que le nationalisme irlandais puisse prendre son envol et un “Nouveau départ”. L’année suivante, le militant de la réforme agraire, de l’indépendance irlandaise et de l’égalitarisme Michael Davitt fonde l’Irish National Land League, une organisation rapidement prise en main par le populaire Charles Stewart Parnell. Avant même la proclamation officielle du mouvement, des “monster meetings” (des rassemblements de masse) sont organisés localement et rencontrent un grand écho dans les comtés ruraux, comme celui de Mayo, où des dizaines de milliers de personnes se mobilisent. Cela témoigne d’un ancrage profond, rappelant le succès rencontré jadis par le “Libérateur” Daniel O’Connell qui réclamait justice pour l’Irlande dans les années 1820-1840.

Le déclenchement d’une crise politique et sociale majeure
Au cours de l’année 1879, tous les ingrédients sont réunis pour le déclenchement d’une crise majeure entre les nationalistes irlandais défendant une révolution agraire et le gouvernement britannique. À la fin de l’année, la crainte de la famine point à nouveau en raison de mauvaises récoltes et de problèmes d’approvisionnement, notamment dans l’ouest de l’île, moins bien desservi par les réseaux ferroviaires. Ce qui peut apparaître comme une étincelle décisive ne provoque pourtant pas d’explosion immédiate en raison de plusieurs facteurs : la disparition de la classe des cottiers (désignant les tout petits ouvriers agricoles menant une économie de subsistance), les transferts de fonds issus de la diaspora irlandaise, ainsi que la réaction beaucoup plus prompte des autorités britanniques conduisent à contenir les conséquences de cet épisode de famine. L’action énergique de Charles Stewart Parnell, de Michael Davitt et de l’évêque Michael Logue de Raphoe pour faire pression sur le gouvernement afin de soutenir les populations irlandaises leur vaut un regain de popularité. L’engagement croissant de membres du clergé catholique pour des levées de fonds donne également des gages de respectabilité au mouvement. La détresse gagne néanmoins les cultivateurs les plus dépendants des cultures de pommes de terre, fragilisés par la faim et l’incapacité de payer leur loyer. Certains propriétaires concèdent des réductions de prix, tandis que d’autres refusent au motif que leurs locataires sont des soutiens de la Land League. Celle-ci parvient à catalyser en son sein de nombreuses organisations locales et toutes les tendances politiques nationalistes derrière un slogan ambigu mais fédérateur : “the land for the people” (“la terre pour le peuple”).

Pour parvenir à leurs fins, les membres de la Land League déploient plusieurs stratégies concomitantes :
Les grèves des loyers sont utilisées pour faire pression sur les propriétaires, dans l’objectif de réduire les montants réclamés. Ces grèves peuvent aussi s’entendre comme des manières de diminuer la productivité, ou encore en échelonnant les paiements pour mettre des bâtons dans les roues des collecteurs de loyers.
Certaines familles occupent les terres des locataires expulsés, en solidarité avec les mauvais payeurs, pour augmenter le rapport de forces face aux propriétaires, souvent démunis face à la résistance collective.
Certaines sections locales mettent en place des tribunaux d’arbitrage, une sorte de système juridique parallèle reprenant les principes de la common law, visant à protéger les droits des locataires. Les sommes non-versées aux propriétaires abusifs peuvent être réallouées à des fonds de défense des locataires.
Le recours à la violence est une option peu revendiquée par les dirigeants de la Land League, mais qui est plébiscitée par certaines sections locales. Il ne faudrait pas imaginer un régime de terreur physique généralisé mais plutôt l’instauration d’un climat d’intimidation populaire, avec l’envoi de lettres de menaces comme principal méfait. La crainte d’une généralisation d’un soulèvement armé d’irréguliers peut expliquer la prudence de la réaction britannique.
En plus de ces mobilisations de terrain, les actions parlementaires sont coordonnées par le parti politique de la Home Rule League, bientôt renommée Irish Parliamentary Party. Les élections générales d’avril 1880 consacrent la victoire de ce parti politique en Irlande et provoquent le retour du libéral Gladstone aux affaires. Celui-ci tente de désescalader le conflit agraire en Irlande en mettant en place une commission royale chargée d’examiner les conditions d’une réforme du système foncier.

Le recours au boycott, une arme efficace dans la guerre agraire
Toutes ces méthodes se combinent avec celles qui font la renommée mondiale de cette guerre agraire irlandaise, le recours au boycott. Ce mot tire son nom d’un régisseur particulièrement impopulaire qui va subir l’inventivité des actions de résistance des habitants du comté de Mayo. L’ancien soldat Charles Cunningham Boycott applique une discipline stricte dans la collecte des loyers au nom de Lord Erne, le propriétaire de nombreux hectares de terres dans le comté du nord-ouest de l’Irlande, autour de Lough Mask. Fin 1879 - début 1880, dans le climat incandescent de la famine et des tensions agraires, il procède à l’expulsion de plusieurs familles et refuse d’accéder à la réduction des loyers de 25 % demandée par les locataires, alors que le comte est prêt à concéder un petit rabais. Les militants de la Land League et les nombreux locataires mécontents entament une campagne d’ostracisme de Boycott, visant à l’isoler et à lui refuser l’accès à certains services. Des magasins n’acceptent plus de le recevoir, des paysans s’éloignent lorsqu’il s’approche. Cette logique de rétorsion s’étend à ceux qui demeurent solidaires de Boycott, à des acheteurs des parcelles saisies, puis à des entreprises qui continuent à commercer avec les personnes boycottées. Au regard de la loi, ce recours est licite, car il est non violent et repose sur le droit ou non de s’engager dans le commerce et la socialisation. Cette mise en quarantaine sociale est mise en mots par Charles Stewart Parnell, qui y voit un moyen particulièrement efficace de faire comprendre le rejet dont sont l’objet les propriétaires abusifs, “en les isolant du reste du pays, comme s’ils étaient les lépreux d’autrefois”. Lorsque le “cordon sanitaire” est appliqué de manière collective, ses résultats sont spectaculaires. En revanche, ceux qui rompent cette discipline peuvent être soumis à des sanctions informelles qui augmentent les tensions sociales.

Pour ce qui concerne Charles Cunningham Boycott, la cohérence des actions menées contre lui a pour effet de porter atteinte aux revenus des terres concernées. Tous les employés, domestiques et ouvriers à son service cessent leur activité, par solidarité ou par crainte de représailles. Les commerçants cessent d’alimenter Boycott, qui doit faire venir de la nourriture depuis d’autres comtés. En octobre 1880, sa situation commence à être connue au niveau national et un fonds d’aide se met en place pour organiser une expédition pour lui venir en aide. Il fait appel à des ouvriers venus d’Irlande du Nord pour éviter le pourrissement et donc la perte des récoltes. Les terres sont exploitées tant bien que mal par Boycott, sous protection militaire avec des centaines de soldats qui empêchent les débordements de violences. Fin novembre, face à l’hostilité ambiante, Boycott et sa famille sont escortés hors de Lough Mask jusqu’à Dublin, où l’accueil populaire est également plein de défiance. Ruiné, il quitte alors l’île et son nom devient un mot courant pour désigner ces blocus qui gagnent progressivement toute l’Irlande.
En effet, les événements de Lough Mask renforcent le pouvoir de la Land League, bien que certains de ses dirigeants soient poursuivis pour conspiration. Début 1881, le Parlement accroît la répression en adoptant la loi sur la protection des personnes et des biens, autorisant l’internement sans jugement des personnes soupçonnées d’avoir participé à la guerre agraire, en particulier les membres de la Land League. Cette loi, considérée comme scélérate par les nationalistes, conduit à la détention de près d’un millier de personnes et fait naître un mouvement, l’Anti-Coercion Association, précurseur du parti travailliste en Angleterre. Parallèlement, la commission royale recommande d’accéder aux demandes correspondant aux trois F, formulées par les groupes nationalistes. Cela est scellé au mois d’avril avec la Land Law, établissant le principe de double propriété entre les propriétaires et les locataires, créant un organe judiciaire fixant les loyers. Craignant à nouveau l’inefficacité et les effets retors de cette loi, la Land League et les mouvements populaires irlandais redoublent leurs critiques envers le gouvernement libéral. L’activiste Michael Davitt revendique l’abolition des loyers (“no rent is the only fair rent”), tandis que Charles Stewart Parnell exhorte les locataires à ne pas les payer avant l’obtention de meilleures garanties et conditions. En octobre, les principaux dirigeants de la Land League sont enfermés à la prison de Kilmainham pour avoir saboté la loi agraire, et leur organisation est dissoute. Depuis leur internement, ils parviennent à publier le “No Rent Manifesto”, traduisant ce refus du paiement des loyers. Le manque de relais dans les journaux et la hiérarchie catholique font que cette initiative ne prend pas racine dans les campagnes irlandaises. Toutefois, la délinquance et la désobéissance agraires continuent à prospérer jusqu’au printemps 1882, avec la revendication de la libération des principaux meneurs du mouvement. En avril, le Premier ministre Gladstone négocie avec Parnell un accord visant à étendre les droits pour les fermiers, notamment ceux en retard de paiement. Les dirigeants de la Land League acceptent alors de renoncer au manifeste et aux actions violentes. Cette décision apparaît impopulaire aux yeux des militants les plus radicaux mais confère à Parnell un statut de héros national, capable de conclure un “traité” équilibré avec l’un des empires les plus puissants du monde. Quelques jours après, les deux plus hauts fonctionnaires britanniques en Irlande sont assassinés par les membres d’une société secrète nationaliste à Phoenix Park à Dublin, réduisant à néant les tentatives mutuelles d’apaisement et enclenchant un nouveau cycle de violences. Ce dernier ne commence à s’estomper qu’avec la création par Charles Stewart Parnell de l’Irish National League en octobre 1882, permettant la résolution de nombreux litiges agraires et la canalisation des colères populaires.

Au cours du XIXe siècle, de nombreux pays européens sont confrontés à une forte croissance démographique, entraînant des perturbations des structures sociales. Pour l’Irlande, la Grande famine des années 1845-1850 traduit le surpeuplement et la gestion quasi coloniale de l’île par l’Empire britannique. Dans les trois décennies qui suivent, quatre pistes émergent afin d’améliorer les conditions de vie des Irlandais :
l’exode rural et le recours au travail industriel ;
l’émigration, notamment vers les États-Unis d’Amérique ;
l’intensification agricole, rendue très complexe en raison du fractionnement des parcelles ;
la réforme agraire favorisant les travailleurs de la terre.
Cette dernière option représente un serpent de mer au Parlement britannique, mais son acuité devient de plus en plus cruciale avec la renaissance des mouvements nationalistes et populaires défendant le droit à l’autodétermination irlandaise. La question foncière dégénère occasionnellement en conflits ouverts avec les autorités et les propriétaires, comme lors de la guerre agraire des années 1879-1882. Néanmoins, elle est progressivement désamorcée par une série de lois (Land Acts) promulguées entre 1870 et 1912, date à laquelle le principe de Home Rule est voté. Néanmoins, cette autonomie se voit suspendue par la Chambre des lords durant la Première Guerre mondiale ; cette décision cristallise l’émergence de nouveaux mouvements nationalistes contestataires, au premier rang desquels l’insurrection de Pâques 1916, conduisant à l’irruption de la guerre d’indépendance irlandaise.
Pour aller plus loin :
COLLOMBIER-LAKEMAN Pauline, “Quels horizons politiques pour l’Irlande au XIXe siècle ? Une étude de quelques caricatures du temps de Parnell”, Revue LISA, 2014.
JESSENNE Jean-Pierre et LUNA Pablo et VIVIER Nadine, “Les réformes agraires dans le monde : introduction”, Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2016.
NYSTRÖM Ingrid et VENDRAMIN Patricia, Le Boycott, Paris : Presses de Sciences Po, 2015.
“Charles Boycott, le cruel administrateur britannique dont le nom est devenu un verbe”, BBC News, 26 mai 2024.
Comments