La guerre d'Espagne, répétition générale de la Seconde Guerre mondiale ?
- Pierre SUAIRE
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Le lundi 26 avril 1937, quarante-quatre avions de la légion Condor allemande nazie et treize avions de l'Aviation Légionnaire italienne fasciste bombardent la ville basque de Guernica, contre le gouvernement de la Seconde République espagnole. Cet événement devient un des symboles des horreurs de la guerre dans l’opinion internationale, encore plus avec la médiatisation autour de la création du tableau de Pablo Picasso et sa présentation à l’Exposition universelle de Paris à partir de juillet 1937. La guerre d’Espagne, qui se déroule entre juillet 1936 et avril 1939, opposant le camp des républicains du Frente Popular et celui des nationalistes putschistes, est souvent présentée comme une préparation de la Seconde Guerre mondiale, en ce qu’elle constitue une guerre totale, idéologique, mobilisant les opinions publiques et confrontant les forces en présence à l’échelle européenne. Toutefois, il faut questionner les caractères endogènes (qui proviennent de l’intérieur) ou exogènes (qui proviennent de l’extérieur) des causes, des manifestations et des conséquences de ce conflit majeur du XXe siècle.
Une guerre (in)civile
Depuis plusieurs décennies, l’Espagne est en proie à une crise multifactorielle, politique, socio-économique et territoriale. La proclamation de la Seconde République en 1931, succédant à une restauration monarchique et à une dictature peu soutenues dans l’opinion publique, initie des changements progressistes, mais la coalition des droites leur permet de freiner encore davantage la réforme agraire et sociale à partir de novembre 1933. Cela conduit à une intensification de la contestation sociale : déçus par la lenteur des changements, ouvriers et laboureurs se dirigent de plus en plus vers l’action anarcho-syndicale et l’option révolutionnaire, par l’organisation de grèves massives. Dans les provinces du pays les plus contestataires, comme la Catalogne, le Pays basque et les Asturies, des insurrections plus ou moins durables voient le jour. Elles sont sévèrement réprimées, notamment par le général de division Francisco Franco, bientôt nommé chef de l’état-major. Quelques mois plus tard, un rapprochement des forces antifascistes s’opère et se constitue électoralement en Frente Popular, à l’image de ce qui se fait dans le même temps en France. Rassemblant les socialistes, les communistes et divers groupes républicains de gauche, il promet des mesures de réparation à l’égard des victimes de la répression menée par le gouvernement. Les élections de février 1936 sont organisées dans un climat tendu, entre accusations de fraude électorale et de menaces de pronunciamientos. Il s’agit d’un type de coup d’État dans lequel des chefs militaires proclament leur rejet du gouvernement en place, une pratique courante en Espagne depuis le XIXe siècle. Parmi les cadres de l’armée, nombreux sont hostiles au gouvernement du Frente Popular, mais ne rejettent pas nécessairement le principe de la République. Au printemps 1936, Emilio Mola et José Sanjurjo coordonnent la mise en œuvre d’un putsch visant véritablement à renverser le régime. Ils tentent de rallier des mouvements divers, entre les conservateurs, les catholiques, les carlistes (nostalgiques de la monarchie absolutiste, traditionaliste et légitimiste), et autres partisans de l’ordre militaire. La victoire du Frente Popular, si elle est contestée par ces milieux, suscite de profondes aspirations au changement au sein des mouvements populaires, qui dépassent largement l’adhésion au gouvernement. Des manifestations succèdent à des grèves, à des occupations de terres et d’usines, ainsi qu’à une montée des tensions politiques avec les partisans de la réaction.
La crainte de la révolution et la violence politique, jusque-là contenue, servent de prétexte au soulèvement militaire déclenché à partir de mi-juillet 1936. Le cycle de représailles frappant tour à tour le camp républicain et le camp conservateur conduit au ralliement de Francisco Franco au coup d’État militaire, planifié de longue date mais qui se voit précipité. Le 17 juillet au Maroc, le 18 pour le reste de l’Espagne, une stratégie basée sur la rapidité vise à renverser les autorités républicaines et les officiers opposés au putsch. En quelques jours, l’armée et le pays se trouvent divisés en deux, entre républicains loyalistes et insurgés nationalistes. Ces derniers, appuyés par l'armée régulière, la légion, les troupes marocaines, le clergé catholique et les phalangistes (une organisation réactionnaire), ont pris le contrôle de la moitié du pays. Toutefois, le coup d’État représente un échec relatif puisque la prise du pays n’est pas totale et débouche sur une meurtrière guerre civile alors qu’il était censé rétablir l’ordre et la paix. La mort accidentelle de José Sanjurjo, puis les échecs de Manuel Goded et Joaquín Fanjul dans les prises de Madrid et Barcelone traduisent des pertes significatives parmi les têtes dirigeantes du soulèvement militaire à l’été 1936. Dans la ville de Burgos, Emilio Mola crée un conseil militaire, nommé la Junta de Defensa Nacional, dans le but de coordonner les opérations et d’éviter les tensions entre les différentes factions insurgées. La Junta nomme Francisco Franco comme chef de l'État et Généralissime des armées, ce qui le consacre comme la personnalité majeure du mouvement à partir de l’automne. Face à ce soulèvement, les républicains sont un assemblage de résistance des plus hétéroclites : les libéraux et les autonomistes défendant la démocratie parlementaire modérée côtoient les partisans de la révolution sociale et autres anarchistes. Si les rapports de forces sont relativement équilibrés en nombre de personnes, les moyens militaires sont largement à l’avantage du camp nationaliste, et leurs effectifs vont aller croissant durant la durée de la guerre civile. Globalement, celle-ci a deux particularités : la première, c’est que le nombre de morts sur le champ de bataille est inférieur à celui des exécutions politiques. La deuxième, c’est de se dérouler sur un front large, alternant entre guerre de position et guerre de mouvement, quasi-systématiquement à l’initiative du camp des insurgés. Les républicains répondent avec quelques contre-offensives, qui sont trop désorganisées pour inquiéter la progression des nationalistes.

L’internationalisation du conflit
Dès la fin du mois de juillet 1936, ce conflit interne dépasse ses frontières et acquiert une dimension internationale. La République bénéficie d’un accord militaire avec la France, désormais sous gouvernement du Front Populaire, mais celui-ci, déchiré sur la question du pacifisme, ne vient pas en aide aux Espagnols. Alors que le président du Conseil des ministres Léon Blum y est favorable, il est contraint d’organiser des livraisons d’armes dans la clandestinité (par le biais de Jean Moulin, chef de cabinet de Pierre Cot au ministère de l'Air, avec Jules Moch et Gaston Cusin) du fait des rapports de forces internes. De son côté, le gouvernement conservateur du Royaume-Uni refuse toute immixtion dans le conflit, par mépris pour la révolution communiste. Dans le même temps, l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Portugal corporatiste envoient des avions, des tanks, des fantassins et des éléments militaires aux nationalistes, ce qui leur confère un avantage matériel significatif. La bataille menée par les républicains sur les îles Baléares a pour but de pousser l’Italie fasciste à s’engager plus avant dans le conflit, du fait de son ambition de contrôler la Mer Méditerranée, et de pousser les Britanniques et les Français à l’action. Ces derniers proposent début septembre l’organisation d’un Comité international pour la non-intervention à tous les pays européens, assurant un embargo sur les livraisons d’armes et pour empêcher la guerre de dégénérer en opposition internationale. Léon Blum propose ce pacte dans l’idée d’empêcher l’aide aux putschistes, conscient de sa propre limitation envers le camp républicain.
Si le principe de non-intervention est accepté par la majorité des pays, il est splendidement ignoré par tous, à l’exception du Royaume-Uni. L’échec républicain sur Majorque entraîne le fait que l’île sert de base stratégique pour les opérations nationalistes, supplantées par la Aviazione Legionaria (italienne) et la Légion Condor (allemande). Toutefois, les tentatives de prises de Barcelone, Valence et Madrid s’avèrent particulièrement pénibles, malgré la supériorité matérielle et tactique. La défense acharnée menée par les milices confédérales et par l’Armée populaire de la République à l’automne 1936 est complétée par l’appui militaire de l’Union Soviétique, en échange d’or de la banque d’Espagne (dénommé plus tard l’Or de Moscou). La création des Brigades internationales attire des milliers de combattants venus du monde entier par antifascisme, mais aussi dans la perspective de mettre en place un État ouvrier. Côté insurgé, des combattants allemands, italiens et portugais sont payés par leur pays d’origine pour grossir les rangs des nationalistes. D’authentiques volontaires existent, venus de différents pays européens pour livrer la croisade contre le communisme, à l’instar de la Irish Brigade ou du bataillon Jeanne d’Arc, mais leur présence est plus anecdotique. Par ailleurs, des pays exportateurs d’armes comme la Pologne et la Tchécoslovaquie jouent un rôle particulièrement ambigu dans le conflit. Le Mexique, quant à lui, appuie la cause républicaine par l’envoi conséquent de matériel militaire. En ce qui concerne les échanges économiques, certaines entreprises états-uniennes apportent un soutien aux nationalistes par des prix réduits, à l’image de Texaco pour le pétrole et Ford pour l’envoi de camions. Le président Franklin Delano Roosevelt a pourtant établi un “embargo moral” visant à tenir les fabricants d’armes et les firmes américaines hors du conflit. En plus des aspects militaires, économiques et diplomatiques, il convient de rappeler l’existence de mouvements de solidarité, qui prennent en particulier en considération les enfants victimes du conflit, accueillis dans divers pays européens. Ainsi, la guerre n’est plus une affaire intérieure espagnole ; c’est un sujet international, qui gagne en brutalité au cours des mois.
Une lutte à mort entre démocraties et dictatures
Dans le champ intellectuel, la guerre d’Espagne devient rapidement une guerre par procuration. En France, la mobilisation des écrivains et artistes pour la défense de la République espagnole est massive, mais cela ne doit pas masquer l’engagement de certains intellectuels réactionnaires en faveur du putsch franquiste, à l’image de Charles Maurras de l’Action Française. La dénonciation des horreurs de la guerre devient un topique littéraire et pictural incontournable dans les années 1936-1940. Les critiques sur le Front Populaire pleuvent, y compris de la part des milieux culturels, qui reprochent respectivement la non-intervention, le soutien clandestin à l’Espagne, la bienveillance vis-à-vis des violences républicaines, la complicité vis-à-vis de l’Union Soviétique, l’inaction face à la terreur blanche et les bombardements terrorisant et détruisant les populations civiles (à l’exemple de Guernica en avril 1937)… La guerre est marquée par des violences extrêmes dans les deux camps, mais il convient de ne pas renvoyer dos à dos ces phénomènes. La stratégie délibérée du recours à la terreur est assumée par Francisco Franco (« Pour sauver l’Espagne, je ferais fusiller la moitié de la population s’il le fallait ») et Emilio Mola (« Il faut semer la terreur, il faut laisser la sensation de domination en éliminant sans scrupules tous ceux qui ne pensent pas comme nous »), ce dernier qui perd la vie dans un accident d’avion en juin 1937. Les confrontations brutales se constatent également au sein même du camp républicain. L’URSS lui apporte un soutien logistique mais manifeste une grande hostilité envers les antistaliniens, notamment les anarchistes de la Confederación Nacional del Trabajo et les révolutionnaires du Partido Obrero de Unificación Marxista. Début mai 1937, à Barcelone, les autorités légales et les communistes attaquent les milices ouvrières artisanes de la révolution sociale, qui sont décimées. Pour les “nationaux”, les divisions internes au camp républicain sont du pain béni. Les offensives reprennent dans le nord à l’été 1937, au Pays basque et dans les Asturies. Par la suite, la prise de Teruel et la bataille de l’Èbre coupent les territoires républicains en deux et affaiblissent considérablement leur ravitaillement. Pour les états-majors italien et allemand, les opérations d’Espagne servent de ballon d’essai pour les matériels et les tactiques militaires, et viennent sanctionner le nouvel équilibre géopolitique européen : les Français apparaissent faibles auprès de leurs alliés de la Petite Entente (Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), l’influence soviétique est vivement combattue en Méditerranée, et la présence d’un régime hostile à la France à sa frontière pyrénéenne joue en faveur de l’Axe Rome-Berlin. Proclamé en novembre 1936, celui-ci est consolidé par l’expérience concrète du terrain.
L’abandon de la République espagnole par les démocraties occidentales, à contrecœur ou en raison d’une neutralité malveillante, conjugué au soutien majeur de Rome et de Berlin aux putschistes de l’armée espagnole, représente une étape décisive pour la recomposition de l’ordre international dans les années 1930. Il s’agit d’un jalon important de l’impuissance des régimes républicains à faire face à la militarisation, à l’impérialisme et à la montée en puissance des forces de l’Axe. Si la guerre d’Espagne apparaît comme un avant-goût et un concentré de Seconde Guerre mondiale, par la polarisation des idéologies et des oppositions entre les différentes internationales, il faut néanmoins la resituer dans son propre contexte, national et européen, mais aussi comprendre ses effets sur les opinions publiques et sur les dirigeants mondiaux. L’avancée des troupes franquistes, de plus en plus inexorable au cours des mois, conduit de nombreux habitants à émigrer vers la France, l’Amérique latine ou d’autres pays. L’exode de la Retirada au nord des Pyrénées et ses conditions d’accueil déplorables concernent d’abord les civils, puis une partie de l’armée républicaine en déroute. La chute de la République espagnole au printemps 1939 ne signifie pas la fin de la lutte : le gouvernement républicain maintient une existence en exil, des réseaux culturels et politiques font vivre l’Espagne républicaine à l’international, tandis que de nombreuses personnes combattantes garnissent les rangs de la résistance à l’occupation dans leurs pays, et maintiennent des actions de guérilla anti-franquiste au sein de l’Espagne entre 1939 et 1952. Pour la France et le Royaume-Uni, la défaite de l’Espagne républicaine doit autant à la démonstration de force de la coalition des extrêmes-droites qu’à la duplicité de l’Union Soviétique. Contrairement à une idée reçue, le gouvernement de Front Populaire a fait augmenter les moyens militaires, mais les aveuglements et divisions franco-britanniques ont été à la source de retards et d’incompréhensions dans la préparation de l’affrontement à venir avec les totalitarismes voisins. Pour l’heure, en février-mars 1939, la France joue encore l’apaisement, en reconnaissant le nouveau gouvernement franquiste et en nommant le maréchal Philippe Pétain comme ambassadeur en Espagne. Francisco Franco peut triompher à partir du 1er avril, mais son intransigeance dans l’empêchement d’une reddition honorable pour les républicains lui coûte paradoxalement une victoire mutilée. En effet, le pays est exsangue, le coup d’État de juillet 1936 a débouché sur une résistance puissante, qui inspire et renseigne les puissances alliées dans leur lutte contre le nazisme et le fascisme. Malgré ses alignements idéologiques ainsi que sa dette d’honneur envers Adolf Hitler et Benito Mussolini, Francisco Franco se montre incapable de fournir un soutien significatif aux puissances de l’Axe, un élément important des rapports de force en 1940-1941.
Il est dit que la guerre d'Espagne préfigure la confrontation globale de la Seconde Guerre mondiale, en ce qu’elle traduit les lignes de forces idéologiques et l’implication des puissances dictatoriales unifiées face à un régime républicain en déroute et des groupements de mouvements révolutionnaires épars et incohérents. Si elle est le théâtre d’essais militaires pour les puissances de l’Axe, la forte mobilisation antifasciste, attirant des femmes et des hommes de milieux populaires venus de différents pays, témoigne de l’émergence de pratiques de guérillas, qui motiveront les résistances européennes dans les années suivantes. L’opposition schématique entre progrès social et réaction, entre athéisme marxiste et national-catholicisme (et non fascisme), entre démocratie autonomiste et régime centralisé, entre mouvements ouvriers et ordre militaire fait qu’il n’est pas possible de plaquer une grille de lecture exclusivement internationale à ce conflit interne. Certes, il constitue un jalon de la “guerre civile européenne” dans le contexte large du court XXe siècle, ou de l’âge des extrêmes (selon l’expression définie par Eric Hobsbawm) mais cette opposition peut également se comprendre comme une guerre civile internationalisée, aux origines, aux traductions et aux répercussions continentales, si ce n’est mondiales.
Pour aller plus loin :
BAQUERO Juan Miguel, El país de la desmemoria : Del genocidio franquista al silencio interminable, Rocaeditorial, 2019.
CANAL Jordi et DUCLERT Vincent, La guerre d'Espagne - Un conflit qui a façonné l'Europe, Armand Colin, 2016.
GALLET Quentin, “L’histoire française de la Guerre Civile espagnole”, Le Petit Journal, janvier 2021.
LECCIA Anna-Francesca, “Guerre civile espagnole: alliances et résistances”, France 3, mars 2025.
PÉREZ-REVERTE Arturo, Una historia de España, Alfaguara, 2019.
PRESTON Paul, La guerre civile espagnole, Belin, 2017.
SALMON Pierre, “Le trafic d’armes dans la guerre civile espagnole (1936-1939)”, Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, octobre 2021.
SILL Édouard, Du combattant volontaire international au soldat-militant transnational : le volontariat étranger antifasciste durant la guerre d’Espagne (1936-1938), Thèse d’Histoire - Université Paris sciences et lettres, 2019.
VIDAL Dominique, “En Espagne, de la révolution sociale à la guerre civile”, Manuel d’histoire critique, 2014.
“La mémoire espagnole : un laboratoire universel ?”, Esprit de justice - France Culture, avril 2024.
“La Retirada ou l’exil républicain espagnol d’après guerre”, Musée de l’histoire de l’immigration.
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