Une principauté donnée en apanage pour récompenser un fils de ses nobles actions à la guerre, des politiques matrimoniales, une expansion territoriale sans pareille, une véritable culture inspirée d’un puissant royaume ; tant d’éléments qui avaient été évoqués dans notre précédent article. Nous avions laissé en suspens plusieurs questions : il s’agissait de revenir sur les raisons de la chute soudaine des États bourguignons, mais aussi d’évoquer l’héritage donné à l’Europe. Si nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, la vocation de cet article est de pouvoir au moins éclairer une partie de l’histoire européenne assez peu mise en lumière.
Des jalons pour expliquer l’échec bourguignon
Si l’on se bornait à lire l’histoire des États bourguignons en suivant leur expansion territoriale, on pourrait se retrouver fort surpris d’apprendre qu’en 1477, après 114 ans d’influence, ces territoires sont soudainement voués à la tourmente, qui entraîne à son tour leur dislocation partielle. Mais une telle lecture serait occulter des aspects indissociables de l’histoire des États : le gouvernement des ducs lui-même, et la réception de ce gouvernement par les différents peuples et contemporains. Il est indéniable que le dernier duc des Valois, Charles le Téméraire, a commis des fautes. Mais nous verrons qu’il ne faut pas imputer la responsabilité de l’effondrement de ses États à lui seul.
Dans un premier temps, certains expliquent les échecs de Charles par sa personnalité : ainsi un auteur anonyme écrit-il : « Charles (…) pour un temps un homme de très grande vertu, et le plus grand de tous s’il eût voulu user de sa fortune avec tempérance, et s’il eût voulu user de conseils ». Voilà le portrait très ambivalent d’un homme promis à de grandes choses mais qui, par orgueil, aurait échoué. En effet, en 1475, deux ans avant sa mort, le duc interdit à ses sujets de répliquer face à ses ordres ou ses décisions. Philippe de Commynes, son conseiller, écrivait déjà en 1465 que le duc, persuadé de son intelligence tactique, refuse tout conseil. Nous sommes juste après la bataille de Montlhéry, qui l’opposait à Louis XI. Charles était-il trop sûr de lui, trop vaniteux, pour mener à bien son entreprise ? Sans tomber dans le jugement, il faut reconnaître que le comportement de l’homme a pu être en lui-même suffisamment révélateur, particulièrement à l’occasion d’un événement particulier. Fin décembre 1476, à peine quelques jours avant sa mort, le duc de Bourgogne n’abandonne rien de ses ambitions. Déterminé à se battre devant Nancy, malgré les échecs conséquents qu’il a dû essuyer durant cette même année, il persiste et s’embourbe. L’un des conseillers du Téméraire vient même à sa rencontre, lui exposant le danger en cas de bataille : l’armée est en sous-effectif face à celle du duc de Lorraine, le moral des soldats est bas, la nourriture manque, il fait très froid. Tant de raisons qui devraient permettre à Charles le Téméraire de se raviser. Pourtant, il refuse tout conseil et livre bataille. L’issue lui sera fatale. Un dicton suisse résume les deux années 1476/1477 en ces termes :
« Devant Grandson, perdit ses possessions
Devant Morat, le cœur brisa
Devant Nancy, perdit la vie. »
Cela étant dit, d’autres causes s’ajoutent pour expliquer les échecs du duc. Notamment, une conception du pouvoir tout à fait en décalage avec son temps. Si l’on pourrait, de façon téléologique, affubler Charles le Téméraire du titre de pionnier de l’absolutisme, cela n’en est pas moins erroné. La violence et l’autoritarisme dont usait le duc pour soumettre les territoires rebelles, comme Dinant ou Liège, et son désir de se délier de tout conseil pèsent autant dans la balance de l’absolutisme et nous évoqueraient même certains aspects du règne de Louis XIV. Et une telle conception du pouvoir, à la fin du Moyen Âge, est généralement mal reçue par les contemporains : la légende noire de Louis XI en a suffisamment fait les frais.
En outre, un troisième élément venant expliquer l’échec de Charles le Téméraire, mais plus largement de tous les ducs de Bourgogne, est la faiblesse de leur projet politique. Cet ensemble d’États composites, dont les particularismes ont trop souvent été ignorés, ne pouvait pas durer sur le long terme. On ne trouva jamais de réel « sentiment national » dans ces terres, sinon peut-être après la mort de Charles, encore que ce sentiment était loin de faire l’unanimité. Il a surtout été utilisé par les Habsbourg, quelques années plus tard, faisant appel à une certaine nostalgie d’une période qui n’était alors pas si lointaine.
Enfin, un quatrième élément, et pas des moindres, est le rôle de la peur dans le gouvernement bourguignon. Selon Bertrand Schnerb, si l’entreprise des ducs n’était ni irréaliste ni irréalisable en principe, elle fut menée d’une telle manière qu’elle ne pouvait susciter que la peur. Cette violence d’État répétée à de nombreuses reprises afin de permettre la soumission des différents territoires pèse lourd sur les peuples. Si bien que, dès la mort de Charles le Téméraire, elle devient un instrument utilisé contre ses États : ainsi le duché de Luxembourg, par exemple, se révolte-t-il peu de temps après avoir appris la disparition du duc. Marie de Bourgogne, seule héritière de Charles, se retrouve par la suite dans une posture trop délicate, entre multiples révoltes, attaques de Louis XI, et diverses convoitises. La « grande principauté de Bourgogne », ainsi que l’appelle Élodie Lecuppre-Desjardin, ne survit pas au Téméraire.
L’héritage de la lutte entre le Téméraire et Louis XI
Dans les décennies suivantes, qu’advient-il de ces États ? Quelles conséquences pour les différents acteurs qui avaient pu jouer un rôle, de près ou de loin, au sein de cette géopolitique européenne ? Si Louis XI parvient, à terme, à récupérer les villes de la Somme, la majorité de ce qui constituait les États des ducs de Bourgogne va aux Habsbourg, résultat du mariage entre Marie et Maximilien d’Autriche, roi du Saint-Empire de 1486 à 1519. Cette union bouleverse profondément les relations européennes du XVIe siècle. En effet, Marie, peu après son mariage, donne naissance à un fils, Philippe le Beau, qui lui-même épouse l’héritière des couronnes d’Espagne, Jeanne. De cette union naît Charles de Habsbourg, plus connu sous le nom de Charles Quint – l’empereur du Saint-Empire dont la lutte avec François Ier marqua ses contemporains aussi bien que l’historiographie. Des décès prématurés, entre autres, permettent à Charles Quint, à seulement 19 ans, d’être seul maître d’un nouvel Empire aux proportions démesurées (voir la carte ci-dessous). S’il naît pour une partie des possessions bourguignonnes du siècle précédent, il n’a rien à lui envier.
Charles Quint, comme son arrière-grand-père Charles le Téméraire, a de grandes ambitions. Très tôt, elles se heurtent au roi de France, François Ier – une situation qui n’est pas sans rappeler les combats incessants à l’époque de Louis XI. Le roi, menacé par le Habsbourg dont les possessions entourent littéralement le royaume, ne reste pas sans répliquer. Parmi les grandes dates caractérisant le conflit de ces deux souverains du XVIe siècle, on pourrait citer l’entrevue du Camp du Drap d’Or, en 1520, où résonnent encore les ambitions impériales du roi de France ; la bataille de Pavie, en 1525, qui le voit captif du nouvel empereur, et enfin la Paix des Dames, en 1529, où la rupture entre les deux est définitivement consommée. Charles Quint ne doit plus rendre hommage au roi pour ses terres de Flandre et d’Artois ; elles sont désormais officiellement des possessions de l’Empire.
Si notre récit s’arrête au XVIe siècle, ces tensions nouvelles se poursuivent encore de nombreuses décennies. Les conflits entre la dynastie des Habsbourg et celles des rois de France restent prédominants en Europe, jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les dates choisies pour cet article sont donc tout à fait malléables : on aurait pu le dater « 1363-1714 » aussi bien que « 1363-1477 ». Toutefois, il faut garder à l’esprit que dans les années qui suivent la mort soudaine de Charles le Téméraire au combat, on ne parle plus de la grande principauté de Bourgogne. Elle reste cependant un héritage lourd de sens, aussi bien pour la dynastie des Habsbourg que pour le royaume de France, qui lui a donné naissance et qui l’a vue s’affirmer jusqu’à le concurrencer.
Pour aller plus loin :
LECUPPRE-DESJARDIN Élodie. Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne (XIVe-XVe siècles), Paris, 2016.
LECUPPRE-DESJARDIN Élodie. « Le royaume inachevé », dans L’Histoire, n° 489, novembre 2021, p. 32-41.
SCHNERB Bertrand. L’État bourguignon (1363-1477), Paris, 1999.
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