Histoire d'en Parler : Bonjour Stefano Simiz tout d’abord merci pour le temps consacré à ce petit entretien. Je vous propose de commencer par une question assez large : qu’est-ce que c’est l’Histoire pour vous ?
Stefano Simiz : Une manière utile, bonne et indispensable de regarder le monde. La formule semble banale, mais ce n’est pas le cas. En effet, je suis certain que l’apport de l’histoire au présent est fondamental, pas seulement pour se prémunir de risques pour le futur, ni pour panser des blessures anciennes ou faire valoir des causes – le risque d’instrumentalisation peut exister -, mais pour contribuer au bien commun. Combien d’entre nous choisissent l’histoire pour cultiver ses racines, essayer de comprendre avec d’autres chercheurs de vérité, issus d’autres disciplines et sciences, la marche de l’humanité sur terre, siècle après siècle. Imaginons pour s’en rendre compte une société sans histoire ni historiens, sans archives ni accès à l’information du passé, sans traditions écrites et orales pour se répondre. Cela pourrait faire peur.
On sombre au mieux dans l’utopie, au pire dans la dystopie, forme plus sombre, au détriment du réel, quel qu’il fut. À vrai dire, dans nos états d’Europe occidentale le risque est très faible, mais nous ne sommes pas seuls au monde ! Je dirais aussi que pratiquer l’Histoire est un art devant tendre à une certaine neutralité à défaut d’être pleinement objectif, à expliciter les faits sans les tordre pour inviter nos contemporains à la prudence, à décoder derrière les discours et les représentations. C’est pour cela que l’histoire comme discipline demande un apprentissage et le respect d’une méthodologie et d’une déontologie. Il faut des garde-fous. On dit souvent que l’histoire jugera, ce dont je ne suis pas si sûr ou bien alors nous restons souvent sourds aux jugements, mais il est en revanche certain que si on veut conserver l’idée d’un accès libre et honnête à l’histoire pour tous, il est nécessaire d’en faire la promotion et de la déclarer partout essentielle.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine, plus précisément Professeur en Histoire moderne. J’ai opté assez tardivement pour des études d’Histoire, juste avant de passer mon baccalauréat, choix un peu surprenant car la raison me destinait plutôt au commerce. A aucun moment je n’ai regretté cette orientation de mon cursus et, finalement, de toute ma vie professionnelle. A Reims, j’ai rencontré de merveilleux professeurs qui m’ont fait comprendre ce qu’était une pédagogie heureuse et adaptée, goûté à toutes les périodes de l’Histoire en me disant à quel point il serait difficile d’en choisir une, noué des amitiés pour la vie (un de mes condisciples, Jérôme Buridant, a suivi le même chemin et enseigne la géographie à l’Université de Picardie). Après avoir passé capes et agrégation la même année, puis exercé quelques années dans des lycées en Champagne, je suis revenu assez rapidement dans l’université qui m’avait formée, y retrouvant beaucoup des enseignants à qui je devais déjà tant. Dans ce cadre porteur j’ai finalement entamé une thèse de doctorat « nouveau régime », ce qui était mon souhait après avoir goûté à la recherche pendant l’année de maitrise en Histoire moderne (Bac + 4, équivalent du M1). Dès lors, tout s’est enchainé : Chargé de cours, Atérat deux ans, PRAG (détaché du secondaire dans le Supérieur) pendant cinq ans (le temps de ma thèse), puis Maître de Conférences à Nancy 2 en 2001, Professeur en 2011. Dès mon élection à Nancy et avec l’assentiment de ma famille, nous avons emménagé dans la « cité des Ducs » et j’ai appris à découvrir et aimer cette belle région. Forcément, son riche passé historique, l’abondance et la qualité des archives, le goût du travail en équipe par-dessus tout m’ont conduit à ajouter l’Histoire lorraine à mes cordes. Il n’y a pas vraiment de rupture mais un authentique continuum entre ces deux régions. Aujourd’hui j’enseigne de la L1 au M2 et dirige des étudiants en master recherche ou en doctorat.
Pouvez-vous résumer vos recherches universitaires ?
Question délicate, mais essayons. Je me suis progressivement spécialisé en histoire religieuse des temps modernes, en étudiant les clergés catholiques, les dévotions et les indulgences, les confréries et la prédication. Plus que les territoires, ce sont les villes qui m’ont attiré, aussi j’ai fini par développer des recherches urbaines pas uniquement liées au domaine religieux, comme la publication, avec J. Buridant, du Journalier de Jean Pussot, maître charpentier rémois de 1564 à 1626. De même que je m’intéresse à quelques grandes figures de l’Eglise (des évêques) ou de l’Etat (Charles III de Lorraine actuellement). Je voudrais aussi insister sur l’importance pour moi des enquêtes collectives ou des initiatives partagées. A mes yeux, en recherche comme dans d’autres pratiques sociales, le partage enrichit et tout occasion de développer des liens est à saisir. En découlent des travaux réguliers avec des historiens de la littérature, des historiens du droit, des conservateurs et responsables d’institutions patrimoniales, sans oublier des collègues, amis et des jeunes chercheurs. Cette place du collectif est réellement forte quand on regarde ma bibliographie ou qu’on relève mes participations à des projets pas nécessairement publiés. Je n’appartiens pas vraiment à un courant historiographique, mais il est facile de deviner ce que la microstoria - étudier au plus près des trajectoires individuelles ou des moments de crise afin d’éclairer l’évolution générale – et le creuset de la sociologie religieuse historique m’ont apporté. Les écrits de Carlo Ginzburg, en particulier ses livres sur le Frioul, une terre familiale (I Benandanti, Menocchio…), et de Gabriel Le Bras incarnent ces deux élans.
Pourquoi avoir choisi de faire des recherches en Histoire moderne et autour des problématiques religieuses ? Quelle a été la motivation ou raison (voir plusieurs) pour s’engager dans des études de ce genre ?
Je ne suis pas entré dans un cursus d’études en histoire avec l’idée préconçue de faire de l’histoire moderne et notamment sur les sujets religieux, mes goûts me portaient plutôt sur le XIXe siècle et l’Antiquité romaine tardive (Henri-Irénée Marrou me stimulait). Pourtant le choix de la période et du thème se sont imposés très tôt, dès ma première année d’étude, en découvrant la richesse de cette période de transition qu’on appelle « modernité » dans les cours d’Yves-Marie Bercé et d’Alain Molinier notamment. Ma préoccupation était toutefois de trouver un sujet impliquant directement ou indirectement l’espace italien – voire d’aller y achever mes études - et l’histoire du catholicisme en est clairement un. Je crois qu’on ne choisit pas un thème d’étude par hasard. J’ajouterai que la lecture de Jean Delumeau (Rassurer et protéger notamment, 1989), la chance de lire puis de rencontrer Louis Châtellier (L’Europe des dévots, 1987), de Marc Venard (Réforme protestante, Réforme catholique, 1993), Marie-Hélène Froeschlé-Chopard (qui tenait un séminaire à l’EHESS de Marseille) et Bernard Dompnier ont fini par valider mon orientation historique, à la nourrir aussi. Je suis entré dans cette historiographie religieuse historique avec beaucoup d’appétit et de gratitude pour mes ainés. J’étais loin d’être isolé dans mon choix, ce dont je me suis rendu compte en fréquentant un groupe de jeunes historiennes et historiens, en particulier dans des écoles d’été du CNRS rassemblant des doctorants désireux de bien saisir leurs objets, à Conques (1995) et Saint-Étienne (1997). Cette dernière session de formation a forgé des amitiés et compagnonnages encore actifs aujourd’hui, je songe notamment à Benoist Pierre, Stéphane Gomis, Alexis Grélois, Ludovic Viallet, tous enseignants-chercheurs dans l’université française aujourd’hui. Les colloques et journées d’études ont été d’autres occasions d’approfondie le lien en permettant d’autres fructueuses rencontres, par exemple avec Anne Bonzon, Caroline Galland, Isabelle Brian et Céline Borello, bien d’autres en Italie (Simona Negruzzo, Paolo Cozzo, Stefani Nanni, Paola Vismara, Alessandro Serra). On pourrait appeler cela faire un bon usage des colloques. À Nancy, haut lieu de l’histoire religieuse depuis un demi-siècle (René Taveneaux, Louis Châtellier, Philippe Martin… quelques années avant d’y arriver j’avais entendu cette tradition qualifiée par d’autres de « seconde École de Nancy » !), et au sein du CRULH, l’adaptation reste de règle comme l’illustre l’habitude prise d’avoir une approche comparée sur les christianismes, médiévaux et modernes, catholiques et protestants (Marion Deschamp, Laurent Jalabert, Julien Léonard).
Maintenant que la mode des études religieuses est moins porteuse aujourd’hui qu’hier, je reste cependant intimement persuadé de l’importance cruciale de la prise en compte de la place du religieux dans les sociétés anciennes, sauf à ne pas les comprendre réellement. D’ailleurs, l’historiographie religieuse désormais pratiquée tend et saisi les mains de spécialistes de champs d’investigation voisins : le militaire, le judiciaire, la théologie, la littérature, le politique, le culturel, l’artistique, l’histoire du genre (féminin comme masculin). Loin d’être un thème repoussoir, même dans une période de forte indifférence religieuse comme celle qui caractérise nos présents, car l’indifférence ne peut être une excuse à l’ignorance. Une autre difficulté réside dans le défi de faire comprendre aux étudiants des réalités et un vocabulaire souvent bien éloignés de leurs préoccupations. Au total, l’histoire des faits religieux reste un promontoire essentiel pour pratiquer aujourd’hui les approches pluridisciplinaires. C’est une conviction.
Vous êtes un professeur incontournable dans le cercle historique local à Nancy, apprécié des étudiants et de vos collègues, vous avez même dirigé durant cinq ans, le CRULH, le laboratoire d’histoire de l’Université de Lorraine, quel est votre secret ?
Vous avez raison, je ne suis « qu’un » des enseignants-chercheurs épanoui de l’Université de Lorraine motivé par le goût de la transmission, le partage. Pas de « secret », mais il y a chez moi un petit côté missionnaire, j’en conviens. À mes yeux, servir – à différencier de « se servir», mais je conçois que la nuance soit parfois légère - est épanouissant et rend joyeux Que ce soit auprès des étudiants (c’est difficile de ne plus les voir actuellement à cause de la crise sanitaire) ou des personnes avec qui vous travaillez - collègues mais aussi les agents des secrétariats, les ingénieurs d’étude et de recherche, les bibliothécaires, les différents services techniques et l’ensemble des « petites mains » - l’enseignant-chercheur n’est ni la cerise sur le gâteau universitaire ni un électron libre. L’important est de comprendre quelle place nous occupons dans l’organigramme, certes de se battre ensemble pour qu’elle reste reconnue, mais sans oublier de bien nous « ajuster » à l’établissement et à ses diverses réalités. L’un des moyens de le faire est justement l’acceptation de responsabilités adaptées à vos compétences – j’insiste là-dessus, tout le monde ne peut pas tout faire – quand votre tour vient. La direction du laboratoire, comme celle du département d’Histoire les années précédentes à Nancy, illustre cela. Quand vous arrivez à la tête d’un beau laboratoire comme le CRULH, vous devez être humble car tout ne repose pas sur vous, disponible car on attend que vous agissiez au nom de tous, diplomate bien sûr et ne jamais oublier que vous n’êtes que de passage dans la fonction. Ce furent cinq belles années, avec des défis permanents désormais portés par deux directrices compétentes et dévouées. C’est bon aussi de retrouver une place de « simple moine » au chapitre.
Le monde de l’enseignement (secondaire et supérieur) vit des temps délicats entre le contexte sanitaire, les réformes, la baisse des dotations et des postes, que diriez-vous à un étudiant ou une étudiante qui souhaitent s’engager dans cette voie de la recherche et de l’enseignement ?
De ne pas penser que tout était plus simple avant, de ne pas prêter une attention sans nuances et esprit critique aux remarques que nous proférons tous, moi le premier, pour dénoncer les conditions de travail et d’études. Certes, et la situation liée à la Covid-19 nous l’a montré avec le double devoir de s’adapter à l’enseignement à distance et le sentiment d’être stigmatisé comme une génération inconsciente et peu responsable, les horizons ne paraissent pas toujours ouverts. Que répondre à des étudiants motivés et impliqués qui nous demandent comment faire pour exercer le métier d’enseignant-chercheur ! Il n’est pas facile de rassurer. Pourtant, malgré la nécessaire objectivité, la relative fermeture des postes universitaires et parfois un certain sentiment de marginalisation dans la société, nous devons encourager les étudiants en capacité à aller le plus haut et le plus loin possible, en ayant si possible une expérience de recherche, pour quelques-uns à emprunter le chemin du doctorat. Il faut aussi songer à tous celles et ceux, plus nombreux, qui bifurqueront à un moment donné. Or, nous ne prenons pas assez le temps d’étudier toutes les passerelles existantes même si nous percevons que le passage par l’histoire est formateur de l’esprit et procure des capacités de travail autonome et sérieux largement adaptables ailleurs. De même, le métier d’enseignant est aussi difficile que beau à exercer. Il ne faut pas l’écarter d’emblée comme le scénario de fin d‘études à redouter. Il n’y a pas que le professeur dans le Supérieur qui puisse être à la fois utile et heureux. L’Histoire comme science et comme discipline ne s‘arrête pas avec nous, c’est pourquoi les jeunes générations doivent conscientiser leur rôle à jouer très bientôt.
Vous êtes co-organisateur du colloque la Fabrique du Clerc qui a lieu du 10 au 11 juin 2021 sur Teams, pour l’ensemble de notre public, qui n’est pas forcément familier des pratiques universitaires, en quoi consiste un colloque ? Quel est le rôle du colloque chez les universitaires ? Est-ce qu’il y aura une trace écrite (publication des actes) ?
Un colloque représente un moment clé dans la vie de recherche. Il s’agit d’inviter autour d’une thématique ou d’un événement des chercheurs capables de les éclairer et de partager leur savoir. Est-ce plus important pour une carrière que d’écrire des articles dans des revues reconnues ou de faire des livres ou de diriger des projets de recherche internationaux, les évaluations officielles de la productivité de l’historien semblent dire que non. Je ne vous cacherai pas que parfois, entre un article ou une communication dans une journée d’études, le choix peut être cornélien car le travail de préparation est important des deux côtés. Pour autant le temps des colloques reste essentiel.
Ces derniers mois une boutade a souvent circulé disant qu’un historien confiné ou déconfiné c’est pareil. Dans nos imaginaires, le savant est rompu à l’exercice solitaire, un ermite par vocation. Rien n’est plus faux ! Chaque chercheur souhaite faire connaitre ses travaux, les confronter à ceux des collègues oeuvrant dans des domaines proches ou identiques. Un colloque c’est autant une occasion d’entretenir un réseau professionnel et complice pour les plus avancés d’entre nous, et une opportunité de se faire connaitre pour les débutants. C’est pour cette raison qu’inviter des doctorants ou de jeunes docteurs est toujours une priorité pour des organisateurs. Nous avons tous débuté comme cela avec quelqu’un nous faisant confiance. Sauf exception, il est plus facile de communiquer que de faire d’emblée un article accepté par un comité de lecture !
Comme pour beaucoup de vos collègues et universitaires, vous avez dû repenser l’organisation en raison du contexte sanitaire. Est-ce que le colloque s’est déroulé selon vos attentes ?
La fabrique du clerc a déjà connu un report d’une année puis a accepté de passer au format « à distance ». Tout cela n’a rien d’idéal, mais avec Marion Deschamp et Julien Léonard, les deux autres maîtres d’œuvre, nous avons tenu à maintenir la rencontre. Elle aurait pu se transformer en un livre, conçu sans se rencontrer. Nous devons d’ailleurs remercier nos partenaires universitaires d’avoir compris et accompagné ce changement de format. Nommons-les : le Crehs d’Arras, le Larhra de Lyon, Le Témos à Angers et au Mans, MéMo (Paris 8 et Paris Nanterre). Leur confiance nous honore.
La manifestation donnera évidemment lieu à une publication des actes, voire à un livre inspiré de nos échanges et complété par des textes inédits d’autres chercheurs. Notre souci est de réaliser ce livrable dans l’année, car trop tarder à publier coupe un peu l’élan d’actualité créé par le colloque.
Selon vous, comment pourrait-on davantage vulgariser ou rendre public ce genre d’événement ? Et dans une plus large mesure l’Histoire ?
En étant convaincu que le savoir historique n’est pas destiné qu’à des initiés mais au plus grand nombre. Cette remarque est évidemment à nuancer dans le cas présent, car étudier la formation et la professionnalisation des clergés chrétiens entre fin du Moyen Âge et début de l’époque contemporaine n’est pas un sujet forcément attractif de prime abord ? Pourtant, le projet d’un colloque intègre un horizon d’attente plus large, celui d’un public motivé, de plus le contenu est souvent stimulant à suivre, en particulier pour nos étudiants, de la L1 au doctorat. Nous songeons aussi aux collègues du secondaire qui prennent plaisir à se replonger pour un temps dans le jeu académique des conversations savantes.
Mais vous avez raison, il faut faire mieux car faire connaitre la recherche historique en pointe est nécessaire aujourd’hui, surtout en matière religieuse, afin d’éviter d’en rester à des connaissances dépassées et, plus encore, de tomber dans des raccourcis ou des jugements tout faits. Je l’ai compris à plusieurs reprises et il a fallu que je désapprenne certaines idées reçues – ou arrangeantes - pour regarder de façon neutre les réalités historiques et non les représentations ou les moires qui en sont issus. Pour nous aider à « vulgariser » nos apports confidentiels, il faudrait aussi que les historiens universitaires soient un peu plus sollicités par les médias et présent auprès ‘autres promoteurs du passé qui, entre nous soit dit, travaillent très bien ! Regardez le succès et l’attrait pour des youtubeurs de qualité, véritables influenceurs en histoire, ou constatez l’approche massive de l’histoire par les BD, les romans, les séries et les films. Pour avancer sur ce chemin, l’occuper à notre manière, toutes les initiatives sont bonnes, et nos responsables nous invitent d’ailleurs à valoriser nos résultats. Le partenariat sur ce colloque avec Histoire d’en Parler, que nous avons tous les trois ardemment souhaité, en est un bel exemple.
Je vous remercie pour votre interview !
C‘est moi !
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