La fin des dictatures en Grèce, au Portugal et en Espagne, survenue il y a cinquante ans, entre le printemps 1974 et l’automne 1975 selon les événements retenus, marque un tournant majeur dans l'histoire politique de l'Europe. Ces transitions sont perçues de manière ambiguë, à la fois comme des processus pacifiques et issus de résistances populaires face à des régimes autoritaires à bout de souffle. En effet, si la dictature des colonels en Grèce est un régime plutôt récent mais contesté, l’Estado novo portugais salazariste et l’Estado español franquiste sont en place depuis près de quarante ans au moment de leur chute. Cependant, cette période de bouleversements politiques témoigne d’un héritage complexe, où le thème de la violence est central, où les enjeux internes sont corrélés au contexte international, et où la question de la mémoire historique reste particulièrement vive. Après une présentation des transitions grecque et portugaise, le troisième et dernier volet sur la fin de la dictature espagnole.
Violences institutionnelles et violences contestataires : une transition heurtée ?
La dictature franquiste tire son fondement de la guerre civile et du traditionalisme catholique, se traduisant par un esprit de croisade puissamment activé à partir des années 1930. En effet, le retour de la république et a fortiori les ambitions du Frente Popular, une coalition regroupant des organisations de gauche hétéroclites parvenue au pouvoir en février 1936, suscitent une inquiétude existentielle dans les milieux nationalistes conservateurs. En réaction aux troubles civils issus de l’instabilité de la Seconde République, une partie de l’armée orchestre un soulèvement militaire à partir de juillet 1936. Alors que le climat de violence politique est déjà incandescent avant l’été, la tentative de putsch ne parvient pas à aplanir les tensions ; au contraire, son échec partiel divise le pays et le met à feu et à sang. Dans un contexte d’accroissement des tensions internationales, la Guerre d’Espagne est souvent dépeinte comme les prémices et comme une répétition générale de la Seconde Guerre mondiale. La victoire des putschistes nationalistes consacre le triomphe du Generalísimo Francisco Franco, qui règne dès lors sur l’ensemble de l’Espagne, dévastée par près de trois années de guerre. Les pratiques de terreur politique menées de part et d’autre, y compris entre les gauches elles-mêmes, entraînent des centaines de milliers de victimes ; cependant, la répression franquiste ne cesse pas le 1er avril 1939 et se poursuit bien au-delà, de manière aigüe jusqu’en 1945, puis jusqu’à la fin du régime en 1975. La mobilisation de tout l’arbitraire de l’appareil d’État entraîne des condamnations judiciaires et des mises à mort extrajudiciaires par dizaines de milliers. Pour les combattants républicains et les civils soupçonnés d’appartenir à la gauche, l’exil ou le silence sont les deux principales portes de sortie. Pour le régime, cette politique revêt la légitimité du combat du bien contre le mal. Ce dernier se déploie au niveau global entre les puissances de l’Axe et celles des Alliés. La dictature franquiste maintient une politique de relative neutralité dans la guerre mondiale ; en dépit de ses inclinaisons pour le fascisme et le nazisme, qui l’avaient appuyé lors de la guerre civile, l’Espagne n’a pas les moyens de s’engager contre le Royaume-Uni et les États-Unis. Si le pays demeure non-belligérant, il subit néanmoins un isolement diplomatique après-guerre. L’anticommunisme viscéral du régime lui vaut un retour en grâce international dans les années 1950. Sur le plan de la politique intérieure, l’Estado Nuevo reste une dictature autocratique, autoritaire, autarcique, engoncée dans une politique répressive contre les contestations populaires et autres mouvements autonomistes, y compris dans ses dernières années.
Le franquisme tardif est caractérisé par la multiplication des foyers de tension. Les forces d’opposition se réunissent à Munich en juin 1962 au IVe Congrès du Mouvement européen, pour revendiquer la fin de la dictature, envisager l’intégration de l’Espagne à la CEE et aux traités européens, et ainsi, reconnaître des droits humains garantis et effectifs. Le tout se déroule sous fond de conflits sociaux massifs qui touchent les Asturies, et qui essaiment ponctuellement dans de nombreux points du pays, alors que le droit de grève demeure non-reconnu et illégal. L’agitation sociale est plus ou moins coordonnée par les Comisiones Obreras, une sorte de confédération revendiquant des droits syndicaux, agrégeant des organisations spontanées et momentanées dans un mouvement stable, bien que réprimé par le Tribunal de Orden Público. Celui-ci a été fondé en 1963 dans l’optique de civiliser la répression, c’est-à-dire de la sortir de la juridiction militaire, et non de la diminuer et de l’adoucir. Toutefois, cette décision est motivée par l’idée d’améliorer l’image extérieure du régime, de plus en plus régulièrement secoué par des protestations étudiantes mais aussi par des tensions nationalistes. La reconnaissance culturelle catalane et basque, étouffée lors du franquisme qui déploie une conception unitaire de la nation espagnole, est supplantée par des enjeux d’autonomisation financière et politique. Au Pays basque, l’émergence de Euskadi Ta Askatasuna traduit le recours à la lutte armée pour l’indépendantisme de gauche abertzale. Son baptême du feu est l’assassinat en 1968 de Melitón Manzanas, chef de la police secrète de San Sebastián et tortionnaire de nombreux opposants au régime. En réaction, le procès de Burgos conduit à la condamnation à mort de nombreux membres de ETA, finalement graciés face aux mobilisations populaires et aux pressions étrangères. La profusion de sources de tension dans le pays voit s’opposer deux tendances au sein du régime : d’une part, les aperturistes (littéralement ouverturistes), sont favorables à une réforme limitée de la pratique du pouvoir. D’autre part, les immobilistes sont opposés à toute inflexion politique. Son principal représentant est Luis Carrero Blanco, dont on dit qu'il est « plus franquiste que Franco », dont l’état physique se dégrade de plus en plus sensiblement. En 1969, les immobilistes emportent la mise face aux réformistes et aux partisans du néo-franquisme, visant à renouer avec les principes d’extrême-droite des débuts du règne de Franco. Ce dernier fait adopter la Loi de succession, prévoyant le rétablissement de la monarchie et désignant Juan Carlos de Bourbon comme son héritier. Quelques semaines plus tard, le nouveau gouvernement est composé de ces immobilistes, des technocrates issus de l’Opus Dei, écartant toute possibilité de changement. L’échec du Búnker, désignant ces ultras du franquisme tardif, devient de plus en plus patent au fur et à mesure des années. Luis Carrero Blanco est renforcé dans ses prérogatives par Franco, qui lui confère le titre de président du gouvernement. Celui qui est désigné comme successeur politique pour assurer la continuité et la survie de son oeuvre ne va pas prendre sa suite ; le 20 décembre 1973, ETA commet un attentat spectaculaire et fait voler la voiture de l’amiral dans les airs, tant et si bien que sa mort reste un sujet de raillerie dans la culture populaire espagnole contemporaine (« Qui est né sur terre, a vécu sur les mers et est mort dans les airs ? », « le premier astronaute espagnol »…).
Cet événement explosif représente une césure notable, précipitant et amplifiant la crise de la fin du système franquiste. Si le régime se durcit sur le plan pénal et dans la poursuite des militants nationalistes basques (lois antiterroristes, déclaration de l’état d’exception dans les provinces de Guipúzcoa et de Vizcaya, exécution de militants), cette période demeure marquée par les attentats et activités terroristes d’ETA, mais aussi d’organisations d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Ce raidissement régalien, malgré quelques volontés d’ouverture de la part du président Carlos Arias Navarro, masque mal l’impuissance et l’impopularité croissantes du modèle franquiste. Les oppositions prospèrent sur cette hostilité à la dictature, avec les créations successives de plateformes regroupant des syndicats, des associations régionales, des organisations politiques, notamment la Junta Democrática de España puis la Plataforma de Convergencia Democrática. Des protestations ouvrières, estudiantines et populaires visent à dénoncer les responsables et à contester les effets de la crise économique qui se manifeste de manière plus vive depuis la fin de l’année 1973. Le maintien du pouvoir autoritaire paraît d’autant plus anachronique après le renversement de la dictature portugaise à partir du mois d’avril 1974 ; au lieu de s’engager dans une forme de libéralisation, l’Espagne se crispe et étouffe toute velléité d’assouplissement. Ainsi, le cycle de violences politiques et de répression continue de s’accentuer, culminant avec les exécutions de septembre 1975, jetant à nouveau l’opprobre sur l’image du régime. De plus, la longue agonie du dirigeant espagnol, de plus en plus marqué par les maladies et son âge avancé, pose de plus en plus la question de la fin de la dictature avec celle du dictateur.
Solder le passé et bâtir l’avenir : reconstruire des relations intranationales et internationales
Le 20 novembre, une date commémorée comme le jour de la douleur (en référence à la mort de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange espagnole), Carlos Arias Navarro annonce le décès de Francisco Franco. Deux jours plus tard, devant le pseudo-parlement des Cortes, Juan Carlos est intronisé roi d’Espagne. Proche des milieux réformateurs, celui-ci témoigne d’une volonté d’ouverture et de réconciliation nationale, sans rupture avec l’ordre précédent, par crainte de s’aliéner de nombreux segments du régime. En conséquence, l’opposition antifranquiste accueille froidement l’arrivée du roi, annoncé comme le continuateur du système, contraint par de nombreux verrous du Búnker (contrôle du Movimiento Nacional, des Cortes, de l’armée et de l’Organización Sindical Española), et qui choisit de maintenir à la présidence du gouvernement Carlos Arias Navarro. Ce dernier, coincé entre l’immobilisme ultra et la rupture proposée par la Coordinación Democrática (fusion de la Junta Democrática de España et de la Plataforma de Convergencia Democrática), propose une voie médiane peu audible, d’autant moins avec la répression policière brutale des mouvements syndicaux, étudiants et populaires, à Sabadell, Elda et surtout à Vitoria-Gasteiz. Suite à de nouvelles manœuvres improductives, Carlos Arias Navarro est remplacé à la tête du gouvernement par un technocrate issu de l’appareil franquiste mais partisan d’une réforme du système, Adolfo Suárez. Loin d’être un révolutionnaire, Suárez est l’artisan de la transition vers la démocratie. Il grâcie de nombreux opposants prisonniers et initie une Loi pour la réforme politique. Cette loi d'importance capitale vise à établir un État de droit, à organiser un parlement bicaméral, impliquant l’abolition de facto de toutes les institutions franquistes. Elle amène les Cortes franquistes à un hara-kiri, est approuvée tour à tour par l’institution parlementaire fantoche et par un référendum le 15 décembre 1976, à une très large majorité, nuancée par l’abstention active promue par l’opposition démocratique, toujours défiante. Au début de l’année 1977, les franquistes du Búnker envisagent de généraliser un climat d’insécurité en provoquant des attaques, en soufflant sur les braises entretenues entre autres par les maoïstes du GRAPO, justifiant in fine l’intervention de l’armée. Fin janvier, un groupe parapolicier d’extrême-droite est responsable d’une fusillade commise contre des avocats spécialisés en droit du travail membres du Partido Comunista de España, toujours clandestin. Ce massacre soulève une vague d’indignation et de solidarité envers le parti communiste, à l’opposé de la volonté de recréer une ambiance de guerre civile de la part des ultras néofranquistes. Cela entraîne la légalisation progressive de tous les partis politiques, y compris le PCE, dans la première moitié de l’année. Cela permet l’organisation des premières élections générales libres depuis 1936, le 15 juin 1977. Elles consacrent la victoire de la Unión de Centro Democrático d’Adolfo Suárez, talonnée par le Partido Socialista Obrero Español, et l’assise du régime de démocratie libérale.
Toutefois, il reste de nombreux chantiers pour faire advenir un modèle et une pratique politiques réellement différents. Le 15 octobre, une loi d’amnistie vise à effacer tout le volet judiciaire répressif de la période franquiste. Dans le même temps, les principaux partis politiques et de nombreuses organisations d’entreprises et syndicales adoptent les Pactos de la Moncloa, visant à stabiliser le système démocratique et à améliorer la situation économique. Toutes les structures du Movimiento Nacional et de l’Estado Nuevo sont liquidées, les libertés civiles sont garantis, de même que les droits d’association syndicale ainsi que de nombreux droits concernant les femmes. Parallèlement, le Congrès des députés et le Sénat sont chargés d’élaborer une nouvelle Constitution démocratique, alors que le pays en est dépourvu lors de la dictature franquiste. Le processus constituant prend environ un an, entre la première commission, la rédaction, les modifications parlementaires, l’adoption par les deux chambres, puis la validation par référendum le 6 décembre 1978, dans des proportions équivalentes à la Loi pour la réforme politique deux ans plus tôt. L’Espagne est alors définie comme un État de droit social et démocratique, organisé sous la forme d'une monarchie parlementaire, dans laquelle le roi a une fonction principalement honorifique. La Constitution garantit les droits inviolables de la personne, impliquant notamment l’abolition de la peine de mort. Elle représente une autre rupture avec le national-catholicisme du franquisme en entérinant la non-confessionnalité de l’État. Son article 2 établit l'unité indissoluble de la nation espagnole tout en reconnaissant les droits à l'autonomie des différentes composantes de la nation, dans le but d’institutionnaliser progressivement les droits des Communautés Autonomes. Cette organisation administrative ne parvient pas à freiner les élans sécessionnistes de plus en plus forts dans certains territoires, en particulier en Catalogne et au Pays basque, où les actions meurtrières de ETA sont toujours plus virulentes d’année en année. Le terrorisme d’extrême-droite s’enhardit également dans la période, en s’en prenant à des militants de ETA ou à des syndicalistes. Ces factions gagnent de la vigueur, en lien avec des organisations néofascistes européennes et américaines, ou avec des partis politiques néofranquistes comme Fuerza Nueva, jusqu’à la tentative de coup d’État orchestrée par le lieutenant-colonel Antonio Tejero et le général Jaime Milans del Bosch le 23 février 1981. Après la démission d’Adolfo Suárez en janvier, des portions de l’armée hostiles à la démocratie et favorables à une restauration du régime franquiste, fomentent un putsch visant à empêcher l’accession au gouvernement du modéré Leopoldo Calvo-Sotelo. Dans une allocution télévisée, le roi Juan Carlos enjoint l’armée à rester fidèle au gouvernement démocratique légitime et à s’opposer au soulèvement. Elle va répondre à cet appel et mettre en échec la tentative des putschistes. Le maintien de la démocratie est accompagné par un puissant élan populaire, ralliant au nouveau système et à la monarchie la très grande majorité de la population, y compris des segments plus sceptiques.
Par la suite, Leopoldo Calvo-Sotelo puis le socialiste Felipe González entreprennent une phase de consolidation et d’enracinement démocratiques, se traduisant par une normalisation sur le plan international. En effet, la démocratisation de l’Espagne s’accompagne d’une sortie de son isolement diplomatique, patent depuis 1945 mais ayant connu certaines fluctuations. La candidature de l’Espagne à l’intégration dans la Communauté économique européenne est formulée dès 1962, mais elle est rejetée pour non-respect des principes démocratiques et des droits humains. Toutefois, ses relations avec la CEE se traduisent par quelques signaux d’ouverture mutuels, notamment l’accord économique préférentiel de 1970, permettant de réduire les droits de douane sur la grande majorité des produits. Dans le rapport de forces de la Guerre Froide, l’Espagne franquiste fait partie du système de défense occidental, sans intégrer l’OTAN cependant, en raison du véto des membres européens. La politique répressive du régime lui vaut d’être mis au ban des nations, recevant peu de soutiens. Par exemple, le Vatican a pris ses distances avec l’Espagne franquiste à la fin des années 1960. Ne pouvant bénéficier d’aucun appui pérenne, ni du côté européen, ni américain, ni soviétique, ni chez les pays non-alignés en raison du maintien de quelques dépendances coloniales (Guinée équatoriale, Ceuta, Melilla, Ifni, Sahara espagnol), la dictature de Franco est en capacité d’échanger avec le seul régime portugais. Les deux pays, liés par le Pacte Ibérique depuis 1939, sont de plus en plus faibles sur le plan économique et international. Le franquisme tardif est aussi marqué par la fin des possessions coloniales, avec la perte de la souveraineté sur le Sahara occidental dans les tout derniers jours de la vie de Francisco Franco. La période de la transition démocratique représente une bascule progressive pour les relations internationales : la demande d’intégration à la CEE est déposée en 1977, mais les négociations butent pendant de nombreuses années sur des questions de normes politiques, sociales, économiques et agricoles. Le président du gouvernement Leopoldo Calvo-Sotelo fait adhérer l’Espagne à l’OTAN, suscitant une opposition marquée à gauche, voyant l’Alliance atlantique comme un instrument de l’impérialisme états-unien. Dans son mandat, le socialiste Felipe González convoque un référendum consultatif sur la question, validant la présence de l’Espagne dans l’OTAN, la même année que son entrée officielle dans la CEE.
Une mémoire historique à vif ?
Les regards portés sur les différentes séquences mémorielles de la période 1936-1986 témoignent d’une expression dénommée pacte de l’oubli, ou pacte de silence. Cet accord informel désigne plus spécifiquement la période de la transition démocratique, dont il est difficile de donner un début et une fin selon les éléments considérés, mais en gros, au cours de la décennie 1970. Le but de ce pacte est d’éviter de faire face au traumatisme gigantesque que représente la guerre civile et la brutalisation de la société par l’État policier franquiste. Les questions sensibles sur le passé récent risquent de mettre en danger la réconciliation nationale et la restauration des libertés, et de renouer avec les mortelles divisions espagnoles. Au plan intellectuel, la crainte de l’existence et de l’affrontement entre deux Espagnes remonte au XIXe siècle et est une question nationale cruciale encore débattue de nos jours. Plus concrètement, à partir de 1975, le modèle espagnol de transition démocratique s’incarne dans une forme de consensus politique avec des décisions et lois successives visant à amenuiser le système franquiste, assurant un forme de continuité institutionnelle et de relative stabilité. Ainsi, en évitant de recourir à la force, en accommodant chacune des tendances politiques, l’objectif est de dissoudre la conflictualité dans un processus lent, unificateur et pacificateur. Une des pierres angulaires de cet édifice mémoriel et politique est la loi d’amnistie de 1977, libérant les prisonniers politiques et amnistiant les autorités, les fonctionnaires et les forces de l’ordre ayant commis des délits pendant les années de dictature. En voulant mettre les cendres sous le tapis judiciaire, cette loi confondant victimes et bourreaux remplit son office de ne pas pointer les responsabilités de la guerre civile et de la violence institutionnelle répressive subséquente. Elle est acceptée dans la mesure où elle empêche d’à nouveau diviser le pays entre vainqueurs et vaincus, mais elle a comme effet principal que l’Espagne ne juge pas et ne digère pas son passé proche. En ce sens, le cinquantenaire du soulèvement des franquistes, le 18 juillet 1986, est orienté par le gouvernement socialiste comme l’occasion de sceller définitivement la réconciliation de tous les Espagnols et de forcer l’oubli de la guerre civile. Par la promotion de la paix civile, Felipe González renoue paradoxalement avec un vieux mythe franquiste, qui assure que Francisco Franco a garanti l’apaisement à l’Espagne grâce à sa politique. En effet, alors que le culte des caídos (“ceux qui sont tombés” pour la croisade nationale-catholique) domine les 25 premières années du franquisme, la célébration de la paix devient cardinale à partir de 1964. Le souvenir de la “tragique guerre fratricide” entre Espagnols, associe le régime républicain à la guerre, Franco à un garant du maintien de l’ordre, ce dernier étant poursuivi et civilisé par le nouveau régime démocratique.
Cette mythification politique et mémoriel s’accompagne d’un autre mythe, concernant la transition démocratique elle-même. Perçue comme le pendant positif de la déchirure qu’est la guerre civile, la transition représente une construction patiente, collective, pacifique. Entre réforme et rupture, elle est aussi le fruit de rapports de forces antagonistes, fondée sur des cycles de violences protestataires et de pratiques terroristes et antiterroristes débordant chronologiquement de la période généralement retenue avec l’adoption de la Constitution en 1978. Si elle est fragile sur certains aspects, la nouvelle culture démocratique s’enracine et se solidifie au fur et à mesure des épreuves qu’elle rencontre. Elle se caractérise par une ambivalence, superposant à la fois culture du conflit et culture du consensus. Si les années 1975-1990 coïncident avec un nombre croissant de publications sur la guerre civile, l’évocation des crimes et des violences entretiennent le choix d’une réconciliation à tout prix. Toutefois, un des principaux consensus va progressivement voler en éclats avec la fin du silence imposé aux vaincus par le pacte d’oubli à partir des années 1990. En effet, l’émergence de collectifs de récupération de la mémoire historique s’accompagne d’une explosion de productions culturelles et sociales sur le souvenir de la guerre civile et du franquisme. Le développement de la législation pénale internationale et le virage opéré par le Partido Popular, parti de droite indirectement issu des élites post-franquistes, alimentent la soif de justice de la part des Espagnols. Face à l’essor de discours révisionnistes, ayant pour fonction de légitimer l’action franquiste d’un point de vue historique et législatif, les tensions s’exacerbent. À l’été 1999 puis à l’hiver 2000-2001, le PP refuse de condamner explicitement la dictature ou de lui attribuer la responsabilité de la guerre. En 2000, est fondée l’Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica, visant à recueillir des témoignages sur les victimes du régime de Francisco Franco et à localiser les fosses communes en vue d’identifier les corps exhumés. Les mobilisations de la société civile ont également pour propos d’assurer une reconnaissance des victimes, tant sur le plan symbolique qu’économique. Ces controverses mettent en évidence l’affrontement de deux points de vue opposés sur les enjeux mémoriels : grossièrement, celui qui considère que focaliser sur les problèmes passés empêche toute construction commune stable face à celui visant à reconnaître et entretenir le souvenir des souffrances passées afin d’éviter sa réitération.
Le retour au pouvoir des socialistes en 2004 ouvre un nouveau chapitre dans la reconnaissance politique et judiciaire envers les victimes du franquisme. L’année 2006 est déclarée “année de la Mémoire historique” par le Congrès des députés et conduit à la rédaction d’un vaste projet de loi, dite de “reconnaissance et d'extension des droits et de rétablissement des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature”. La loi fait retirer les symboles franquistes de l’espace public, reconnaît des mesures d’aide aux victimes et aux descendants d’exilés, s’engage à aider à exhumer les morts dans les fosses communes (on estime à près de 130 000 personnes disparues). La loi est critiquée par la droite, inquiète de la réouverture des vieilles plaies de la division et dénonçant le revanchisme de José Luis Zapatero, mais aussi par des associations militantes, regrettant le caractère individuel des réparations et l’absence de certaines dispositions. Parmi celles-ci, l’abrogation de la loi d’amnistie de 1977 et l’annulation des jugements prononcés par les tribunaux franquistes auraient eu pour ambition de faire en sorte que les victimes ne soient plus juridiquement des coupables graciés, mais pleinement reconnues dans leurs droits. Il faut attendre quinze ans et l’entrée en vigueur de la loi de mémoire démocratique d’octobre 2022 pour compléter cet édifice législatif par une reconnaissance plus large. Entretemps, le règlement des crimes franquistes demeure entravé par la loi de 1977, dénoncée par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme au motif qu’elle viole les droits civils et politiques des Espagnols. Des initiatives judiciaires d’ampleur existent, notamment celles conduites par le juge Baltasar Garzón pour génocide et crimes contre l’humanité, pour lesquels il n’existe pas de délai de prescription. Devant l’obstacle législatif interne, un procès est organisé au début des années 2010 par un tribunal pénal en Argentine selon le principe de juridiction universelle. Malgré ces condamnations argentines, de nos jours, l’Espagne échoue toujours à condamner les crimes franquistes. Bien qu’elle ait mis en place une politique mémorielle ambitieuse, celle-ci n’est pas exempte de contradictions, à l’image de la transformation du Valle de los Caídos en lieu de réconciliation, de reconnaissance et d’hommage de toutes les victimes alors qu’il incarne le principal lieu de mémoire du franquisme. Indirectement, les regards critiques sur la mémoire historique condamnent la mythologie véhiculée par la période de transition démocratique et la persistance du franquisme sociologique, toutes deux fondées sur le règne du silence.
La sortie de la dictature espagnole repose sur des socles complètement différents des cas grec et portugais, ce dernier représentant un contre-modèle de gouvernance. L’Espagne se distingue par la continuité dans la rupture ou la rupture dans la continuité, ce qui ne doit pas masquer la conflictualité propre à la période de la transition. Si la monarchie a unanimement été saluée pour sa consolidation de la démocratie dans les premières années de la restauration face à la menace constante de coups d’État, elle est désormais critiquée pour ses scandales et pour son rôle ambigu lors de ces années décisives. Face à la politique d’oubli imposée par la dictature franquiste puis lors de la transition démocratique, des mouvements issus de la société civile ont émergé pour réclamer justice et réhabiliter les victimes de la répression du régime dictatorial. Les enjeux du débat mémoriel demeurent vifs de nos jours et leur compréhension passe par une lecture critique et circonstanciée des décisions issues de la période charnière de la transition. Le nœud du problème réside dans le maintien de la loi d’amnistie de 1977, conférant une impunité de facto aux personnes et aux instances ayant commis des délits et crimes lors de la guerre civile et de la répression policière et militaire conduite sous le franquisme, y compris dans sa période la plus tardive. Les dynamiques politiques visant la réconciliation ont changé de nature ; fondées sur le consensus et le pacte de silence jusqu’au milieu des années 1990, basées sur la dénonciation des illusions collectives en faisant reconnaître les victimes lors de la décennie suivante, caractérisées par la recherche d’un modèle alternatif de réconciliation depuis la loi de 2007 et encore plus celle de 2022. La politique d’amnistie et d’amnésie est remise en cause par les dispositions législatives les plus récentes, mais leur incomplétude rend les enjeux mémoriels toujours plus vifs. La demande de justice face aux abus d’un passé traumatique est loin d’être une affaire résolue.
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